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— Oh, Tirin ! Bien sûr. Je pensais à Abbenay.

— Je l’ai vu, dans le Sud-Ouest.

— Tu as vu Tirin ? Comment va-t-il ?

Shevek ne répondit rien pendant un moment, suivant d’un doigt la trame de la couverture.

— Tu te souviens de ce que Bedap nous avait dit sur lui ?

— Qu’il n’obtenait que des postes de kleggich, qu’il avait été à droite et à gauche, et finalement à Segvina, n’est-ce pas ? Et ensuite Dap a perdu sa trace.

— As-tu vu la pièce qu’il avait montée, celle qui lui avait créé tous ces ennuis ?

— Au Festival d’Été, après ton départ ? Oh oui. Je ne m’en souviens pas, cela fait si longtemps maintenant. C’était idiot. Piquant – Tirin était piquant. Mais idiot. C’était au sujet d’un Urrasti, c’est vrai. Cet Urrasti se cachait dans une cuve hydroponique à bord du cargo lunaire, et respirait avec une paille, et mangeait les racines des plantes. Je t’avais dit que c’était idiot ! Et il se faisait passer en fraude sur Anarres. Et il courait dans tous les coins en essayant d’acheter des choses dans les dépôts, et en essayant d’en vendre aux gens, et il prenait des pépites d’or jusqu’à ce qu’il ne puisse plus bouger. Et il a dû rester là et s’est construit un palais et s’est appelé le Propriétaire d’Anarres. Et il y avait une scène très drôle où il voulait copuler avec une femme, et elle était prête et grande ouverte, mais il ne pouvait pas tant qu’il ne lui avait pas donné d’abord ses pépites d’or, pour la payer. Et elle n’en voulait pas. C’était marrant, elle agitait les jambes et il se laissait tomber sur elle, puis il se relevait brusquement comme s’il avait été mordu, et disait : « Je ne dois pas ! Ce n’est pas moral ! Ce n’est pas une affaire régulière ! » Pauvre Tirin ! Il était si drôle, et si vivant.

— Il jouait le rôle de l’Urrasti ?

— Oui. Il était merveilleux.

— Il m’a montré sa pièce. Plusieurs fois.

— Où l’as-tu rencontré ? À Grande Vallée ?

— Non, avant, à Coude. Il était gardien de l’usine.

— C’est lui qui avait choisi cela ?

— Je ne pense pas que Tir ait été capable de choisir quoi que ce soit, à ce moment… Bedap a toujours pensé qu’on l’avait forcé à aller à Segvina, qu’on l’avait brutalisé pour qu’il demande la thérapie. Je ne sais pas. Quand je l’ai vu, plusieurs années après sa thérapie, c’était une personne détruite.

— Tu crois qu’ils ont fait quelque chose à Segvina… ?

— Je ne sais pas ; je crois que l’Asile veut offrir un abri, un refuge. À en juger d’après leurs publications syndicales, ils sont pour le moins altruistes. Cela m’étonnerait qu’ils aient rendu Tir ainsi.

— Mais qu’est-ce qui l’a brisé ? Simplement de ne pas trouver un poste qu’il voulait ?

— Non, c’est la pièce qui l’a brisé.

— La pièce ? Le scandale que ces vieilles crottes ont fait à propos de la pièce ? Oh, mais écoute, pour devenir fou à cause de ce genre de réprimande moralisante, il fallait déjà être dingue. Il n’avait qu’à l’ignorer !

— Tir était déjà dingue. Selon les critères de notre société.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Eh bien, je crois que Tir est un artiste-né. Pas un artisan – un créateur. Un inventeur-destructeur, le genre qui s’attaque à tout pour le démonter. Un satiriste, un homme qui célèbre dans la colère.

— La pièce était-elle si bonne que cela ? demanda naïvement Takver, sortant d’un pouce ou deux hors des couvertures pour étudier le profil de Shevek.

— Non, je ne pense pas. Cela pouvait être drôle sur scène. Il n’avait que vingt ans quand il l’a écrite, après tout. Il continue à la récrire. Il n’a jamais rien écrit d’autre.

— Il continue à écrire la même pièce ?

— Il continue à écrire la même pièce.

— Ouch ! dit Takver avec un mélange de pitié et de dégoût.

— Toutes les deux ou trois décades, il venait me la montrer. Et je la lisais ou faisais semblant de la lire, et j’essayais d’en parler avec lui. Et il voulait désespérément en parler aussi, mais il ne le pouvait pas. Il avait trop peur.

— De quoi ? Je ne comprends pas.

— De moi. De tout le monde. De l’organisme social, de la race humaine, de la fraternité qui le rejetait. Quand un homme se sent seul contre tout le reste, il y a de quoi être effrayé.

— Tu veux dire, simplement parce que des gens ont déclaré que sa pièce était immorale et ont dit qu’il ne devrait pas avoir de poste d’enseignant, il a pensé que tout le monde était contre lui ? C’est idiot !

— Mais qui l’a soutenu ?

— Dap l’a soutenu… tous ses amis.

— Mais il les a perdus. Et il a été posté au loin.

— Alors, pourquoi n’a-t-il pas refusé le poste ?

— Écoute, Takver. Je pensais la même chose, exactement. Nous disons toujours cela. Tu l’as dit toi-même… tu aurais pu refuser d’aller à Rolny. Et je l’ai dit dès que je suis arrivé à Coude : je suis un homme libre, je n’étais pas obligé de venir ici !… Nous pensons toujours cela, et nous le disons, mais nous ne le faisons pas. Nous gardons notre initiative bien à l’abri dans notre esprit, comme une pièce où l’on peut aller dire : « Je ne suis pas obligé de faire quoi que ce soit, je fais mes propres choix, je suis libre. » Et puis nous laissons la petite pièce dans notre esprit, et nous allons là où la CPD nous envoie, et nous y restons jusqu’à ce qu’on nous donne un autre poste.

— Oh, Shev, ce n’est pas vrai. Seulement depuis la sécheresse. Avant cela, il n’y avait même pas la moitié des postes actuels. Les gens faisaient simplement leur boulot là où ils le désiraient, et rejoignaient un syndicat ou en formaient un, et puis s’inscrivaient à la Ditrav. La Ditrav postait surtout les gens qui préféraient faire les Travaux Non Spécialisés. Et nous allons y revenir maintenant.

— Je ne sais pas. Il le faudrait, bien sûr. Cependant, même avant la famine cela n’allait pas dans cette direction, mais s’en écartait. Bedap avait raison : chaque urgence, même chaque levée de travailleurs, tend à laisser derrière elle un accroissement de la machinerie bureaucratique à l’intérieur de la CPD, et une sorte de rigidité : on faisait ainsi, on fait ainsi, il faut faire ainsi… C’est ce qui se passait en grande partie, déjà bien avant la sécheresse. Cinq années de contrôle rigoureux peuvent avoir fixé cette structure d’une façon permanente. N’aie pas l’air si sceptique ! Écoute, dis-moi, combien de gens parmi ceux que tu connais ont refusé d’accepter un poste – même avant la famine ?

Takver considéra la question.

— Sans compter les nuchnibi ? demanda-t-elle.

— Non. Non. Les nuchnibi sont importants.

— Eh bien, plusieurs des amis de Dap – ce gentil compositeur, Salas, et quelques-uns des autres débraillés. Et de vrais nuchnibi passaient à Vallée Ronde quand j’étais gosse. Seulement je pensais toujours qu’ils trichaient. Ils nous racontaient de si jolis mensonges et de si jolies histoires, et nous disaient la bonne aventure. Tout le monde était content de les voir, de les garder et de les nourrir tant qu’ils restaient. Mais ils ne restaient jamais longtemps. Mais à ce moment, les gens se contentaient de se mettre en route et de quitter la ville, des jeunes généralement, certains détestaient le travail de la ferme, alors ils quittaient leur poste et partaient. Les gens faisaient cela partout, tout le temps. Ils s’en allaient, en cherchant quelque chose de mieux. Mais on nappelle pas cela refuser un poste !

— Pourquoi pas ?