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Il comprit aussi qu’un homme qui éprouvait ce sentiment de responsabilité à propos d’une chose était obligé de le mettre en œuvre dans tous les domaines. C’était une erreur de se considérer comme le véhicule de ce sentiment et rien d’autre, d’y sacrifier aucune autre obligation.

Cette espèce de sacrifice était ce que Takver avait dit reconnaître en elle quand elle était enceinte, et elle en avait parlé avec horreur, avec un certain dégoût d’elle-même, parce qu’elle aussi était une Odonienne, et que la séparation des moyens et des fins était, pour elle aussi, quelque chose de faux. Pour elle comme pour lui, il n’y avait pas de fin. Il y avait un processus, et le processus était tout. Vous pouviez aller dans une direction pleine de promesses ou vous pouviez vous tromper, mais vous ne partiez pas avec l’intention de vous arrêter jamais. Toutes les responsabilités, tous les engagements, ainsi compris, prenaient une substance et une durée.

Et son engagement mutuel avec Takver, leur relation étaient restés parfaitement vivants durant les quatre années de leur séparation. Tous deux en avaient souffert, et souffert beaucoup, mais aucun d’eux n’avait pensé à échapper à la souffrance en reniant cet engagement.

Car après tout, pensa-t-il alors, allongé dans la chaleur du sommeil de Takver, c’était la joie qu’ils recherchaient tous les deux – la perfection de l’être. En échappant à la souffrance, on échappe aussi à la chance de la joie. On peut obtenir un plaisir, ou des plaisirs, mais on ne sera pas comblé. On ne saura pas ce que c’est de retourner chez soi.

Takver soupira doucement dans son sommeil, comme si elle l’approuvait, puis elle se tourna, poursuivant quelque rêve tranquille.

L’accomplissement, pensa Shevek, est une fonction du temps. La recherche du plaisir est circulaire, renouvelée, atemporelle. La recherche de diversité du spectateur, du chasseur de frissons, du vagabond sexuel, se termine toujours au même endroit. Elle a une fin. Elle s’achève et doit être recommencée. Ce n’est pas un voyage et un retour, mais un cercle fermé, une pièce close, une cellule.

Et en dehors de cette pièce close se trouve le paysage du temps, dans lequel l’esprit peut, avec de la chance et du courage, construire les routes et les villes de la fidélité, fragiles, expédientes, improbables : un paysage habitable par des êtres humains.

Un acte n’est humain que lorsqu’il se produit dans le paysage du passé et du futur. La loyauté, qui affirme la continuité du passé et du futur, reliant le temps en un tout, est la racine de la force humaine ; on ne peut rien faire de bon sans elle.

Ainsi, regardant ces quatre dernières années, Shevek ne les vit pas comme perdues, mais comme une partie de l’édifice que Takver et lui construisaient avec leur vie. Ce qu’il y a de bien quand on travaille avec le temps, et non pas contre lui, pensa-t-il, c’est qu’il n’est pas perdu. Même la souffrance compte.

Chapitre XI

Urras

Rodarred, la vieille capitale de la province d’Avan, était une ville de pointes : une forêt de pins et, surmontant les flèches des pins, une forêt encore plus élancée de tours. Les rues étaient sombres et étroites, moussues, souvent brumeuses, bordées d’arbres. Les sept ponts qui traversaient la rivière étaient les seuls endroits d’où l’on pouvait voir les sommets des tours en levant les yeux. Certaines avaient plusieurs centaines de pieds de haut, d’autres n’étaient que de simples bourgeons, comme des maisons ordinaires légèrement surélevées. Certaines étaient en pierre, d’autres en porcelaine, en mosaïque, en feuilles de verre coloré, en plaques de cuivre, de fer, d’or, incroyablement décorées, délicates, scintillantes. Durant les trois cents années de son existence, le Conseil Mondial des Gouvernements Urrastis avait eu son siège parmi ces rues hallucinantes et agréables. De nombreuses ambassades et consulats auprès du CMG et de l’A-Io se trouvaient aussi à Rodarred, qui n’était qu’à une heure seulement de Nio Esseia et du siège du gouvernement national.

L’Ambassade terrienne auprès du CMG était située dans le Château du Fleuve, qui se cachait entre l’autoroute de Nio et le fleuve, et ne lançait qu’une seule tour basse et réticente avec un toit carré et d’étroites fenêtres latérales faisant penser à des yeux à demi clos. Ses murs avaient résisté aux armes et aux intempéries depuis quatorze siècles. Du côté de la terre, il était bordé d’arbres sombres entre lesquels un pont-levis enjambait un fossé. Le pont-levis était baissé, et les portes grandes ouvertes. Le fossé, le fleuve, l’herbe verte, les murs noirs, le drapeau qui flottait au sommet de la tour, tout cela scintillait faiblement tandis que le soleil s’infiltrait à travers le brouillard du fleuve, et que les cloches de toutes les tours de Rodarred accomplissaient leur longue tâche harmonieuse et folle, qui consistait à sonner sept heures.

Dans le château, derrière le bureau de réception très moderne, un employé accomplissait un énorme bâillement.

— Nous n’ouvrons pas avant huit heures, dit-il d’une voix morne.

— Je veux voir l’Ambassadrice.

— L’Ambassadrice prend son petit déjeuner. Il vous faut prendre rendez-vous.

En disant cela, l’employé essuya ses yeux humides et fut capable de voir clairement le visiteur pour la première fois. Il le fixa du regard, remua plusieurs fois les mâchoires, et dit :

— Qui êtes-vous ? Où… Que voulez-vous ?

— Je veux voir l’Ambassadrice.

— Attendez un moment, dit l’employé avec le plus pur accent nioti en fixant toujours le visiteur, et il tendit la main vers un téléphone.

Une voiture venait de se ranger entre le pont-levis et l’entrée de l’Ambassade, et plusieurs hommes en sortaient ; les boucles de métal de leurs uniformes noirs luisaient dans le soleil. Deux autres hommes venaient d’entrer par le vestibule de la partie centrale du bâtiment, parlant ensemble ; des gens étranges, vêtus bizarrement. Shevek contourna le bureau de réception et s’avança vers eux, essayant de courir.

— Aidez-moi ! dit-il.

Ils parurent surpris. L’un d’eux se recula en fronçant les sourcils. L’autre regarda derrière Shevek le groupe en uniforme qui pénétrait au même instant dans l’Ambassade.

— Par ici, dit-il avec sang-froid.

Il prit le bras de Shevek et passa avec lui dans un petit bureau latéral, en deux temps trois mouvements, comme un danseur de ballet.

— Que se passe-t-il ? Vous êtes de Nio Esseia ?

— Je veux voir l’Ambassadrice.

— Êtes-vous l’un des grévistes ?

— Shevek. Je m’appelle Shevek. Je suis d’Anarres.

Les yeux de l’étranger brillèrent d’un regard intelligent dans son visage d’un noir de jais.

— Man dieu ! dit le Terrien dans un souffle, puis il demanda en Iotique : Est-ce que vous demandez l’asile ?

— Je ne sais pas. Je…

— Venez avec moi, Dr Shevek. Allons dans une pièce où vous pourrez vous asseoir.

Il y eut des couloirs, des escaliers, la main de l’homme noir sur son bras.

Des gens essayaient de lui enlever son manteau. Il se débattit, craignant qu’ils ne veuillent prendre le calepin dans la poche de sa chemise. Quelqu’un parla d’une façon autoritaire dans une langue étrangère, et quelqu’un d’autre lui dit :

— Ce n’est rien. Il essaie de voir si vous êtes blessé. Votre manteau est taché de sang.

— Un autre homme, dit Shevek. C’est le sang d’un autre homme.

Il s’efforça de s’asseoir, bien que la tête lui tournât. Il était sur une couchette dans une grande salle éclairée par le soleil ; apparemment, il s’était évanoui. Quelques hommes et une femme se tenaient près de lui. Il les regarda sans comprendre.