— Vous êtes à l’Ambassade de Terra, Dr Shevek. Vous êtes sur un sol terrien, ici. Vous êtes parfaitement à l’abri. Vous pouvez rester ici aussi longtemps que vous le désirerez.
La peau de la femme était d’un brun-jaune, comme la terre ferreuse, et sans poil, sauf sur le crâne ; elle n’était pas rasée, mais simplement sans poil. Ces traits étaient étranges et enfantins, une petite bouche, un nez bas, des yeux avec de longues paupières pleines, des pommettes et un menton ronds, assez grosse. Toute sa silhouette était arrondie, souple, enfantine.
— Vous êtes à l’abri, ici, répéta-t-elle.
Il tenta de parler, mais n’y parvint pas. Un des hommes lui appuya doucement sur la poitrine, en disant :
— Allongez-vous, allongez-vous.
Il s’allongea, mais murmura :
— Je veux voir l’Ambassadrice.
— Je suis l’Ambassadrice, dit-elle. Je m’appelle Keng. Nous sommes heureux que vous soyez venu vers nous. Vous êtes en sûreté, ici. Reposez-vous, maintenant, Dr Shevek, nous parlerons plus tard. Rien ne presse.
Sa voix avait une résonance mélodieuse et bizarre, mais elle était rauque, comme la voix de Takver.
— Takver, dit-il, dans sa propre langue, je ne sais pas quoi faire.
— Dormez, dit-elle, et il dormit.
Après deux jours de sommeil et de repas, à nouveau vêtu de son costume ioti gris qu’ils avaient fait nettoyer et repasser pour lui, il fut conduit jusqu’au salon privé de l’Ambassadrice, au troisième étage de la tour.
L’Ambassadrice ne s’inclina pas devant lui, et ne lui serra pas la main, mais elle joignit ses paumes devant ses seins en souriant.
— Je suis heureuse de voir que vous allez mieux, Dr Shevek. Non, je devrais dire simplement Shevek, n’est-ce pas ? Asseyez-vous, je vous en prie. Je suis désolée de devoir vous parler en Iotique, une langue étrangère pour nous deux. Je ne connais pas votre langue. J’ai entendu dire qu’elle était très intéressante, la seule langue inventée rationnellement qui soit devenue celle d’un grand peuple.
Il se sentit grand, fort, poilu devant cette étrangère raffinée. Il s’assit dans un des profonds fauteuils moelleux. Keng s’assit également, mais en faisant une grimace.
— J’ai le dos abîmé, dit-elle, à force de m’asseoir dans ces fauteuils confortables !
Et Shevek se rendit compte alors que ce n’était pas une femme de trente ans ou moins, comme il l’avait cru, mais qu’elle avait une soixantaine d’années, ou plus ; sa peau douce et son physique enfantin l’avaient trompé.
— Chez moi, continua-t-elle, nous nous asseyons généralement sur des coussins posés sur le sol. Mais si je faisais cela ici je devrais lever encore davantage les yeux vers tout le monde. Vous autres Cetiens êtes tous si grands !… Nous avons un petit problème. C’est-à-dire, pas vraiment nous, mais le gouvernement de l’A-Io en a un. Vos amis d’Anarres, ceux qui maintiennent une communication radio avec Urras, vous savez, ils ont demandé avec insistance à vous parler. Et le gouvernement ioti est embarrassé. – Elle sourit, un sourire amusé. – Ils ne savent pas quoi répondre.
Elle était calme. Elle était calme comme une pierre usée par l’eau qui, lorsqu’on la contemple, calme l’esprit. Shevek s’enfonça dans son fauteuil et mit un temps considérable à répondre.
— Le gouvernement ioti sait-il que je suis ici ?
— Eh bien, pas officiellement. Nous n’avons rien dit, et ils n’ont rien demandé. Mais nous avons plusieurs employés et secrétaires iotis qui travaillent ici à l’Ambassade. Alors, bien sûr, ils le savent.
— Est-ce un danger pour vous – que je sois ici ?
— Oh non. Ceci est une ambassade auprès du Conseil Mondial des Gouvernements, pas de la nation de l’A-Io. Vous aviez parfaitement le droit de venir ici, ce que le reste du Conseil Mondial forcerait l’A-Io à admettre. Et comme je vous l’ai dit, ce château est un territoire terrien. – Elle sourit à nouveau ; son visage lisse se plissa en une infinité de petites rides, puis se déplissa. – Une délicieuse fantaisie de diplomates ! Ce château, à onze années lumière de ma Terre, cette pièce dans une tour de Rodarred, en A-Io, sur la planète Urras du Soleil Tau Ceti, c’est un territoire terrien.
— Alors vous pouvez leur dire que je suis ici.
— Bien. Cela simplifiera les choses. J’attendais votre consentement.
— Il n’y avait pas de… message pour moi, d’Anarres ?
— Je ne sais pas. Je n’ai pas demandé. Je n’y ai pas pensé de votre point de vue. Si quelque chose vous inquiète, nous pourrions communiquer avec Anarres. Nous connaissons la longueur d’onde qu’ont utilisée vos amis de là-haut, bien sûr, mais nous ne l’avons pas utilisée nous-mêmes parce que personne ne nous avait invités à le faire. Il semblait plus sage de ne pas se presser. Mais nous pouvons facilement vous obtenir une communication.
— Vous avez un transmetteur ?
— Notre vaisseau nous relayera – le vaisseau hainien qui tourne en orbite autour d’Urras. Hain et Terra travaillent ensemble, vous savez. L’ambassadeur hainien sait que vous êtes chez nous ; il est la seule personne qui ait été informée officiellement. Aussi la radio est-elle à votre service.
Il la remercia, avec la simplicité de quelqu’un qui ne regarde pas derrière l’offre pour découvrir son motif. Elle l’étudia pendant un instant, de ses yeux intelligents, calmes et directs.
— J’ai entendu votre discours, dit-elle.
Il la regarda comme s’il était loin d’elle.
— Mon discours ?
— Quand vous avez parlé à la grande manifestation de la Place du Capitole. Il y a une semaine aujourd’hui. Nous écoutons toujours la radio clandestine, les émissions des Travailleurs Socialistes et des Libertaires. Bien sûr, ils rendaient compte de la manifestation. Je vous ai entendu parler. J’étais très émue. Et puis il y a eu un bruit, un bruit étrange, et on a pu entendre la foule commencer à hurler. Ils n’ont pas expliqué pourquoi. Les gens criaient. Et puis ça s’est arrêté d’un seul coup. C’était terrible, terrible à écouter. Et vous y étiez. Comment avez-vous pu vous échapper ? Comment vous ont-ils fait sortir de la ville ? La Vieille Ville est toujours cernée ; il y a trois régiments de soldats à Nio ; chaque jour, ils cueillent les grévistes et les suspects par douzaines et par centaines. Comment êtes-vous arrivé ici ?
Il sourit doucement.
— Dans un taxi.
— Malgré tous les barrages ? Et avec ce manteau couvert de sang ? Et tout le monde sait à quoi vous ressemblez.
— J’étais caché sous le siège arrière. Le taxi était réquisitionné, est-ce le mot exact ? C’est un risque que plusieurs personnes ont pris pour moi.
Il baissa les yeux vers ses mains posées sur ses cuisses. Il était assis très calmement et parlait d’une voix tranquille, mais il y avait en lui une tension intérieure, un effort, visible dans ses yeux et dans les plis qui entouraient sa bouche. Il réfléchit un moment, puis continua de la même voix détachée.
— Au début, c’était de la chance. Quand je suis sorti de ma cachette, j’ai eu de la chance de ne pas me faire arrêter tout de suite. Mais je suis parvenu à entrer dans la Vieille Ville. Après cela, ce n’était plus seulement de la chance. Ils ont décidé pour moi où je devais aller, et ils ont tout préparé pour m’amener ici, ce sont eux qui ont pris les risques. – Il dit un mot dans sa propre langue, puis le traduisit : La solidarité…
— C’est très étrange, dit l’Ambassadrice de Terra. Je ne sais presque rien de votre monde, Shevek. Je n’en sais que ce que nous disent les Urrastis, puisque votre peuple ne nous laisse pas venir sur Anarres. Je sais bien sûr que la planète est aride et désolée, et comment la colonie a été fondée, que c’est une expérience de communisme non autoritaire, et qu’elle a survécu depuis cent soixante-dix ans. J’ai lu quelques-uns des écrits d’Odo – pas beaucoup. Je pensais que ce n’était pas très important par rapport aux événements qui se passent sur Urras maintenant, plutôt lointain, une expérience intéressante. Mais j’avais tort, n’est-ce pas ? C’est important. Peut-être Anarres est-elle la clef d’Urras… Les révolutionnaires de Nio sont issus de cette même tradition. Ils ne faisaient pas simplement la grève pour de meilleurs salaires ou pour protester contre la mobilisation. Ils ne sont pas seulement socialistes, ce sont des anarchistes ; ils faisaient la grève contre le pouvoir. Voyez-vous, la taille de la manifestation, la force du sentiment populaire et la réaction de panique du gouvernement, tout cela semblait très difficile à comprendre. Pourquoi une telle agitation ? Le gouvernement d’ici n’est pas despotique. Les riches sont vraiment très riches, mais les pauvres ne sont pas si pauvres. Ils ne sont pas esclaves et ne meurent pas de faim. Pourquoi ne se contentent-ils pas du pain et des discours ? Pourquoi sont-ils hypersensibles ?… Maintenant je commence à voir pourquoi. Mais ce qui est toujours inexplicable, c’est que le gouvernement de l’A-Io, sachant que cette tradition libertaire était toujours vivante, et connaissant le mécontentement qui règne dans les villes industrielles, vous ait quand même fait venir ici. C’était mettre le feu aux poudres !