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Il attendit que son père vienne le chercher pour une visite au domicile. Ce fut long ; soixante jours. Palat avait pris un poste temporaire d’entretien au Projet de Récupération des Eaux de Mont Drum, et avait ensuite passé une dizaine de jours sur la plage de Malennin, où il avait pu nager, se reposer, et copuler avec une femme nommée Pipar. Il avait expliqué tout cela à son jeune fils. Shevek lui faisait confiance, et il le méritait. À la fin des soixante jours, c’est un grand homme maigre, avec un regard plus triste que jamais, qui revint aux dortoirs pour enfants de Grandes Plaines. Copuler n’était pas réellement ce qu’il désirait. Il désirait Rulag. Quand il vit l’enfant, il sourit et son front se plissa de douleur.

Chacun apprécia beaucoup la compagnie de l’autre.

— Palat, as-tu déjà vu un livre qui ne contient que des nombres ?

— Qu’est-ce que tu veux dire, un livre de mathématiques ?

— Je suppose.

— Comme celui-ci.

Palat sortit un livre de la poche de sa tunique. Il était petit, prévu pour être porté dans une poche et, comme la plupart des livres, était relié en vert, avec le Cercle de Vie sur la couverture. Il était imprimé en petits caractères avec des marges réduites, car le papier était une substance qui demande beaucoup de holums et beaucoup de travail humain pour sa fabrication, comme l’administrateur des stocks le faisait toujours remarquer au centre d’éducation quand on gâchait une page et allait en demander une autre. Palat tendit le livre ouvert à Shevek. La double page était une série de colonnes de nombres. Ils étaient là, comme il les avait imaginés. Il reçut dans ses mains le pacte de l’éternelle justice. Tables logarithmiques, Bases 10 et 12, indiquait le titre de la couverture, au-dessus du Cercle de Vie.

Le petit garçon examina la première page pendant un moment.

— À quoi servent-ils ? demanda-t-il, car ces listes n’étaient évidemment pas imprimées pour leur seule beauté. L’ingénieur, assis près de lui sur une couchette dans la salle commune du domicile, froide et mal éclairée, entreprit de lui expliquer les logarithmes. À l’autre bout de la pièce, deux hommes âgés caquetaient en jouant. Un couple d’adolescents entra et demanda si la chambre individuelle était libre pour la nuit, puis s’y dirigea. La pluie tomba avec force sur le toit de métal de la maison d’un étage, puis cessa. Il ne pleuvait jamais pendant longtemps. Palat sortit sa règle à calcul et montra à Shevek comment elle fonctionnait ; en retour, Shevek lui montra le Carré et son principe. Lorsqu’ils se rendirent compte qu’il était tard, il était en fait très tard. Ils coururent jusqu’au dortoir pour enfants dans les ténèbres boueuses qui dégageaient une merveilleuse odeur de pluie, et reçurent une réprimande sans conviction de la part du veilleur de nuit. Ils s’embrassèrent rapidement, riant tous les deux, et Shevek courut jusqu’au grand dortoir, vers la fenêtre d’où il put voir son père redescendre l’unique rue de Grandes Plaines dans l’obscurité humide et électrique.

Le garçon alla se coucher avec de la boue sur les jambes, et rêva qu’il était sur une route qui traversait un pays désolé. Très loin devant, il aperçut une ligne qui coupait la route. Tandis qu’il s’en approchait à travers la plaine, il vit que c’était un mur. Il allait d’un bout à l’autre de l’horizon, partageant cette terre aride. Il était compact, sombre, et très élevé. La route allait jusqu’au mur, puis s’arrêtait.

Il devait continuer, et ne le pouvait pas. Le mur l’en empêchait. Une peur douloureuse et courroucée monta en lui. Il devait continuer, ou il ne pourrait plus jamais rentrer chez lui. Mais le mur était là. Il n’y avait aucun moyen de le franchir.

Il frappa la surface lisse de ses deux mains et hurla contre elle. Sa voix ne produisit qu’un croassement, mais pas de mots. Cela l’effraya et il se tapit sur le sol, mais entendit alors une autre voix qui disait « Regarde ». C’était la voix de son père. Il pensa que sa mère Rulag était là aussi, bien qu’il ne la vît pas (il ne se souvenait pas de son visage). Il lui sembla qu’elle et Palat étaient tous les deux à quatre pattes dans les ténèbres, sous le mur, et qu’ils étaient plus gros que des êtres humains, et d’une forme différente. Ils lui montraient quelque chose qui se trouvait là sur le sol, sur cette terre ingrate, où rien ne pousse. Il y avait une pierre. Elle était sombre comme le mur, mais sur elle, ou en elle, il y avait un nombre ; un cinq, pensa-t-il tout d’abord, puis il le prit pour un un, et comprit alors ce que c’était – le nombre fondamental, qui était à la fois unité et pluralité. « C’est la pierre angulaire », dit une voix agréablement familière, et Shevek fut transporté de joie. Dans l’ombre, il n’y avait pas de mur, et il sut qu’il était revenu chez lui.

Plus tard, il fut incapable de se rappeler les détails de ce rêve, mais il n’oublia pas ce jaillissement de joie. Il n’avait jamais rien connu de tel ; la certitude de sa permanence était si profonde, comme un bref regard vers une lumière qui brille régulièrement, qu’il ne pensa jamais que cette joie pût être irréelle, bien qu’il ne l’ait rencontrée qu’en rêve. Seulement, quelle que fût sa réalité ici, il ne parvenait pas à la retrouver, ni en la cherchant, ni par sa simple volonté. Il pouvait seulement s’en souvenir, tout éveillé. Quand il fit à nouveau ce songe, comme cela lui arriva plusieurs fois, les rêves étaient sombres et flous.

Ils avaient tiré l’idée de « prison » de quelques épisodes de la Vie d’Odo, que lisaient tous ceux qui avaient choisi d’étudier l’histoire. Il y avait de nombreux points obscurs dans le livre, et il n’y avait personne à Grandes Plaines qui connût assez bien l’histoire pour les expliquer ; mais quand ils en arrivèrent aux années qu’Odo passa au Fort de Drio, le concept de « prison » s’était clarifié de lui-même. Et quand un professeur d’histoire itinérant arriva en ville, il développa le sujet, avec la répugnance d’un adulte convenable forcé d’expliquer une obscénité à des enfants. Oui, dit-il, une prison était un endroit où un État mettait les gens qui désobéissaient à ses Lois. Mais pourquoi ne se contentaient-ils pas de quitter cet endroit ? Ils ne pouvaient pas partir, les portes étaient verrouillées. Verrouillées ? Comme les portes d’un camion qui roule, pour qu’on ne tombe pas au-dehors, idiot ! Mais qu’est-ce qu’ils faisaient dans ces pièces tout le temps ? Rien. Il n’y avait rien à faire. Vous avez vu des images montrant Odo dans la cellule de la prison de Drio, n’est-ce pas ? Une patience de défi, la tête grise et penchée, les mains jointes, immobile dans une semi-obscurité. Les prisonniers étaient parfois condamnés à travailler. Condamnés ? Eh bien, cela veut dire qu’un juge, une personne à qui la Loi donne un certain pouvoir, leur a ordonné de faire un quelconque travail physique. Leur a ordonné ? Et s’ils ne voulaient pas le faire ? Eh bien, ils étaient forcés à le faire ; et s’ils ne travaillaient pas, ils étaient frappés. Un frisson passa parmi les enfants qui écoutaient, âgés de onze ou douze ans, dont aucun n’avait jamais été frappé, ni n’avait vu frapper une personne, sauf à l’occasion d’une colère personnelle et passagère.

Tirin posa la question qui était dans tous les esprits :

— Tu veux dire que plusieurs personnes en frappaient une autre ?

— Oui.

— Pourquoi les autres ne les arrêtaient-ils pas ?

— Les gardes avaient des armes, pas les prisonniers, répondit le professeur. Il parlait avec la violence d’un homme obligé de dire une chose détestable, et qui en est embarrassé.

La simple séduction de la perversité fit se réunir Tirin, Shevek et trois autres garçons. Les filles furent éliminées de leur groupe sans qu’ils puissent dire pourquoi. Tirin avait trouvé une prison idéale, sous l’aile ouest du centre d’éducation. C’était un endroit juste assez grand pour qu’une personne puisse y rester assise ou allongée, formé par trois murs de fondation en béton et le dessous d’un plancher comme plafond ; le sol ne faisait qu’un avec les murs, et une lourde dalle de béton qui se trouvait à côté pouvait le fermer complètement. Mais la porte devait être verrouillée. En cherchant, ils trouvèrent que deux étais calés entre un autre mur et la dalle fermeraient la prison d’une manière définitive. Personne ne pourrait ouvrir une telle porte de l’intérieur.