Car il arrivait que Bedap se demandât en lui-même si lui et Shevek n’avaient pas déclenché une série d’événements incontrôlables, quand ils s’étaient réunis durant l’hiver 68 afin de discuter des moyens par lesquels un physicien frustré pourrait imprimer son travail et le communiquer aux physiciens d’Urras. Quand ils avaient enfin établi le contact radio, les Urrastis avaient été bien plus pressés de parler et d’échanger des informations qu’ils ne s’y étaient attendus ; et quand ils avaient imprimé les comptes rendus de ces échanges, l’opposition sur Anarres avait été plus virulente que prévue. Sur les deux mondes, les gens leur prêtaient trop d’attention pour qu’ils puissent se sentir à l’aise. Quand l’ennemi vous embrasse avec enthousiasme, et que vos compagnons vous rejettent vigoureusement, il est difficile de ne pas se demander si l’on est réellement un traître.
— Je pense qu’ils viendraient à bord d’un des cargos, répondit-il. Comme de bons Odoniens, ils feraient du stop. Si leur gouvernement, ou le Conseil Mondial des Gouvernements, les laisse faire. Les laisseraient-ils ? Les hiérarchistes feraient-ils une faveur aux anarchistes ? C’est ce que j’aimerais découvrir. Si nous invitions un petit groupe de ces personnes, disons six ou huit, que se passerait-il ?
— Louable curiosité, dit Rulag. Nous connaîtrions mieux le danger si nous savions comment les choses se passent réellement sur Urras, d’accord. Mais le danger réside dans le fait même de le découvrir. – Elle se leva, ce qui signifiait qu’elle voulait garder la parole durant plus d’une phrase ou deux. Bedap sourcilla, et lança un nouveau regard à Shevek, assis à côté de lui.
— Fais bien attention à elle, murmura-t-il.
Shevek ne répondit pas, mais il était habituellement réservé et timide durant les réunions, et ce n’était pas un très bon orateur, à moins d’être profondément touché par quelque chose, et dans ce cas il devenait étonnamment habile. Il était assis et baissait les yeux vers ses mains. Mais quand Rulag parla, Bedap remarqua que bien qu’elle s’adressât à lui, elle gardait les yeux fixés sur Shevek.
— Votre Syndicat d’Initiative, dit-elle en insistant sur le pronom, a construit un transmetteur, a émis en direction d’Urras et a reçu des réponses des Urrastis, et vous avez publié les communications. Vous avez fait tout cela malgré l’avis de la majorité de la CPD, et les protestations grandissantes de la Fraternité tout entière. Il n’y a eu aucune représaille contre vous-mêmes ou votre équipement jusqu’à présent, surtout ; je crois, parce que nous autres Odoniens avons perdu l’habitude de la simple idée que quelqu’un puisse adopter une conduite nuisible aux autres et persister dans cette voie malgré les avis différents et les protestations. C’est un événement rare. En fait, vous êtes les premiers d’entre nous à se comporter à la façon dont les critiques hiérarchistes ont toujours prédit qu’elle était inévitable dans une société sans lois : en manifestant une totale irresponsabilité quant à la sauvegarde de la société. Je n’ai pas l’intention de revenir sur le mal que vous avez déjà fait, le don d’informations scientifiques à un ennemi puissant, l’aveu de notre faiblesse que représente chacune de vos communications avec Urras. Mais maintenant, pensant que nous nous sommes habitués à tout cela, vous nous proposez quelque chose d’encore pire. Quelle est la différence, direz-vous, entre parler avec quelques Urrastis par radio et parler avec quelques-uns d’entre eux ici à Abbenay ? Quelle est la différence ? Quelle est la différence entre une porte fermée et une porte ouverte ? Ouvrons la porte – voilà ce qu’il dit, vous savez, ammari. Ouvrons la porte, laissons venir les Urrastis ! Six ou huit pseudo-Odoniens sur le prochain cargo. Soixante ou quatre-vingts profiteurs iotis sur le suivant, pour nous examiner et voir comment nous pouvons être divisés en propriétés entre les nations d’Urras. Et au voyage suivant, ce sera six ou huit cents vaisseaux de guerre armés : des canons, des soldats, une force d’occupation. La fin d’Anarres, la fin de la Promesse. Notre espoir réside, il a résidé depuis cent soixante-dix ans, dans les Conditions du Peuplement : Aucun Urrasti sur Anarres, à part les Colons au moment du Peuplement, et pour toujours. Aucun mélange. Aucun contact. Abandonner maintenant ce principe, c’est dire aux tyrans que nous avons autrefois vaincus, « L’expérience a échoué, venez nous remettre en esclavage ! »
— Pas du tout, dit vivement Bedap. Le message est clair : « L’expérience est un succès, nous sommes assez forts maintenant pour vous considérer comme des égaux. »
La discussion continua comme avant, une suite rapide d’arguments. Cela ne dura pas longtemps, et on ne procéda à aucun vote, comme d’habitude. Presque tous les gens présents étaient fortement en faveur de l’application des Conditions du Peuplement, et dès que cela devint clair, Bedap déclara :
— D’accord, je considère ce point comme établi. Personne ne viendra à bord du Fort Kuieo ou de L’Attentif. En ce qui concerne la venue d’Urrastis sur Anarres, les vues du Syndicat doivent être en accord avec l’opinion de la société considérée comme un tout ; nous vous avons demandé votre avis, et nous le suivrons. Mais il y a un autre aspect de la même question. Shevek ?
— Eh bien, dit Shevek, il y a le fait d’envoyer un Anarresti sur Urras.
Il y eut un jaillissement d’exclamations et de questions. Shevek n’éleva pas la voix, qui était à peine plus forte qu’un murmure, mais continua.
— Cela ne nuirait et ne menacerait personne sur Anarres. Et il semble que ce soit une question de droit individuel ; une sorte de test de ce droit, en fait. Les Conditions du Peuplement ne l’interdisent pas. L’interdire maintenant serait une affirmation d’autorité de la CPD, une restriction du droit de l’individu odonien à accomplir des actes sans danger pour les autres.
Rulag se pencha en avant. Elle souriait légèrement.
— N’importe qui peut quitter Anarres, dit-elle, et ses yeux clairs allaient de Bedap à Shevek. Il peut partir quand il le désire, si les vaisseaux des propriétaires veulent bien le prendre. Mais il ne peut pas revenir.
— Qui prétend qu’il ne le peut pas ? demanda Bedap.
— Les Conditions de la Clôture du Peuplement. Aucune personne quittant un des cargos ne sera autorisée à sortir de l’enceinte du Port d’Anarres.
— Enfin, allons, cela était prévu pour s’appliquer aux Urrastis, pas aux Anarrestis, déclara un vieux conseiller, Ferdaz, qui aimait bien plonger sa rame même si cela faisait dévier le bateau de la direction qu’il désirait lui voir suivie.
— Une personne qui vient d’Urras est un Urrasti, dit Rulag.
— Le légalisme, le légalisme ! Qu’est-ce que c’est que toutes ces vétilles ? dit une femme calme et forte nommée Trepil.
— Des vétilles ! cria le nouveau membre, le jeune homme, qui avait un accent du Plateau Nord et une voix forte et profonde. Si tu n’aimes pas les vétilles, très bien. S’il y a des gens ici qui n’aiment pas Anarres, laissons-les partir. Je suis prêt à participer. Je les amènerai jusqu’au Port ; à coups de pied, même ! Mais s’ils essaient de revenir fouiner ici, il y en aura quelques-uns d’entre nous pour les attendre. De vrais Odoniens. Et ils ne nous trouveront pas avec un sourire pour leur dire : « Bienvenue sur Anarres, frère. » On leur fera rentrer les dents dans la gorge et les couilles dans le ventre. Est-ce bien compris ? Est-ce assez clair pour vous ?