— Clair, non ; évident, oui. Évident comme un pet, dit Bedap. La clarté est une fonction de la pensée. Tu devrais apprendre un peu d’Odonisme avant de parler ici.
— Tu ne mérites pas de prononcer le nom d’Odo ! cria le jeune homme. Vous êtes des traîtres, vous et tout votre Syndicat ! Partout sur Anarres, il y a des gens qui vous surveillent. Tu crois que nous ne savons pas que Shevek a demandé à aller sur Urras, pour aller vendre la science anarrestie aux profiteurs ? Tu crois que nous ne savons pas que toute votre bande d’hypocrites aimerait aller là-haut pour y vivre riche et laisser les propriétaires vous taper gentiment sur l’épaule ? Vous pouvez y aller ! Bon débarras ! Mais si vous essayez de revenir ici, vous y rencontrerez la justice !
Il était debout et se penchait au-dessus de la table, criant directement au visage de Bedap. Celui-ci leva les yeux vers lui et lui dit :
— Tu ne veux pas dire justice, tu veux dire punition. Crois-tu que ce soit la même chose ?
— Il veut dire violence, déclara Rulag. Et s’il y a violence, c’est vous qui l’aurez provoquée. Vous et votre syndicat. Et vous l’aurez méritée.
Près de Trepil, un petit homme maigre d’une quarantaine d’années se mit à parler, d’une voix enrouée par la toux de la poussière ; d’abord si doucement que très peu d’entre eux l’entendirent. C’était un délégué d’un syndicat de mineurs du Sud-Ouest qui était en visite, et l’on ne s’attendait pas à ce qu’il parle sur ce sujet.
— … que les hommes méritent, disait-il. Car nous méritons tout, chacun d’entre nous, toutes les splendeurs empilées dans les tombes des rois morts, et nous ne méritons rien, pas même une bouchée de pain quand nous sommes affamés. N’avons-nous pas mangé tandis que d’autres mouraient de faim ? Allez-vous nous punir pour cela ? Allez-vous nous récompenser pour avoir été affamés alors que d’autres mangeaient ? Aucun homme ne possède le droit de punir, ou celui de récompenser. Libérez votre esprit de l’idée de mériter, de l’idée de gagner, d’obtenir, et vous pourrez alors commencer à penser.
C’étaient, bien sûr, les paroles d’Odo tirées des Lettres de Prison, mais ainsi prononcées par la voix faible et enrouée, elles produisaient un effet bizarre, comme si l’homme les trouvait lui-même, mot à mot, comme si elles venaient de son propre cœur, lentement, avec difficulté, comme l’eau qui sourd lentement, si lentement, du sable du désert.
Rulag écouta, la tête dressée, le visage tendu, comme celui d’une personne qui tente de réprimer la douleur. En face d’elle, de l’autre côté de la table, Shevek était assis la tête baissée. Les paroles de l’homme laissèrent un silence derrière elles ; Shevek releva son visage et parla dans ce silence.
— Voyez-vous, dit-il, ce que nous voulons, c’est nous rappeler à nous-mêmes que nous ne sommes pas venus sur Anarres pour la sécurité, mais pour la liberté. Si nous devons tous être d’accord, tous travailler ensemble, nous ne valons pas mieux qu’une machine. Si un individu ne peut pas travailler solidairement avec ses compagnons, c’est son devoir de travailler seul. Son devoir et son droit. Mais nous avons dénié ce droit aux gens. Nous avons dit de plus en plus souvent : vous devez travailler avec les autres, vous devez accepter la loi de la majorité. Mais toute loi est une tyrannie. Le devoir de l’individu est de n’accepter aucune loi, d’être le créateur de ses propres actes, d’être responsable. Ce n’est que s’il agit ainsi que la société pourra vivre, changer, s’adapter et survivre. Nous ne sommes pas les sujets d’un État fondé sur la loi, mais les membres d’une société fondée sur la révolution. La Révolution est notre obligation : notre espoir d’évolution. « La Révolution est dans l’esprit de l’individu, ou bien elle n’est nulle part. Elle doit être pour tous, ou elle n’est rien. Si on la considère comme ayant une fin, elle ne commencera jamais réellement. » Nous ne pouvons pas nous arrêter maintenant. Nous devons continuer. Nous devons prendre des risques.
Rulag répondit, aussi calmement que lui, mais très froidement.
— Tu n’as pas le droit de nous faire prendre à tous un risque que des motifs personnels te poussent à prendre.
— Aucune personne se refusant à aller aussi loin que moi n’a le droit de m’en empêcher, répondit Shevek.
Leurs regards se croisèrent une seconde ; ils baissèrent les yeux ensemble.
— Seule la personne qui part prend un risque en allant sur Urras, dit Bedap. Cela ne change rien aux Conditions du Peuplement, et rien dans nos relations avec Urras, sauf peut-être moralement – à notre avantage. Mais je ne pense pas que nous soyons prêts, aucun d’entre nous, à en décider maintenant. J’abandonne ce sujet pour le moment, si cela peut vous être agréable.
Ils acquiescèrent, et Bedap quitta la réunion en compagnie de Shevek.
— Je dois passer à l’Institut, dit Shevek tandis qu’ils sortaient du bâtiment de la CPD. Sabul m’a envoyé un de ses confettis – le premier depuis des années. Je me demande bien ce qu’il a en tête.
— Et moi, je me demande bien ce que cette Rulag a en tête ! Elle montre une animosité personnelle contre toi. C’est la jalousie, je suppose. Il ne faudra pas vous remettre tous les deux ensemble à une table, ou bien nous n’arriverons à rien. Et l’arrivée de ce jeune gars du Plateau Nord est aussi une mauvaise nouvelle. La loi de la majorité et force fait droit ! Allons-nous faire passer notre message, Shev ? Ou bien ne faisons-nous que durcir l’opposition qu’il soulève ?
— Nous devons vraiment envoyer quelqu’un sur Urras – prouver notre droit par des actes, si nous ne le pouvons pas par des mots.
— Peut-être. Aussi longtemps qu’il ne s’agit pas de moi ! Je pourrais me mettre en colère pour défendre notre droit à quitter Anarres, mais si je devais le faire, bon sang, je me couperais la gorge.
Shevek se mit à rire.
— Bon, je dois aller à l’Institut. Je serai de retour dans une heure ou deux. Viens manger avec nous ce soir.
— Je te retrouverai dans la chambre.
Shevek descendit la rue à grands pas ; Bedap resta hésitant devant le bâtiment de la CPD. C’était le milieu de l’après-midi d’une froide journée de printemps, venteuse et ensoleillée. Les rues d’Abbenay étaient claires, propres, gorgées de lumière et de vie. Bedap se sentit à la fois enthousiaste et abattu. Tout, même ses émotions, était plein de promesses, et pourtant insatisfaisant. Il se mit en route pour le Bloc Pekesh, où Shevek et Takver vivaient maintenant, et trouva Takver dans la chambre avec le bébé, comme il l’avait espéré.
Takver avait avorté deux fois, puis Pilun était née, tardivement et un peu inattendue, mais tout à fait bienvenue. Elle avait été petite à sa naissance et l’était encore maintenant, à presque deux ans ; ses bras et ses jambes étaient maigres. Quand Bedap la tenait, il était toujours vaguement effrayé ou rebuté par le contact de ces bras, si fragiles qu’il aurait pu les briser d’un simple mouvement de la main. Il aimait beaucoup Pilun, il était fasciné par ses yeux d’un gris nuageux et gagné par sa confiance excessive, mais dès qu’il la touchait il devenait conscient, comme il ne l’avait jamais été auparavant, de ce qu’est l’attrait de la cruauté, et pourquoi le fort tourmente le faible. Et ainsi – bien qu’il ne puisse pas donner la raison de cet « ainsi » – il comprenait aussi quelque chose qui n’avait jamais eu beaucoup de sens pour lui et ne l’avait même pas intéressé du tout : le sentiment de parenté. Cela lui procurait un plaisir extraordinaire lorsque Pilun l’appelait « tadde ».