Il s’assit sur la couchette placée sous la fenêtre. C’était une chambre de grande taille, avec deux lits. Le sol était recouvert d’un tapis ; il n’y avait pas d’autres meubles, pas de chaises ni de tables, seulement un petit paravent mobile qui marquait l’aire de jeu de Pilun ou abritait son lit. Takver avait ouvert le long et large tiroir de l’autre couchette, et triait des feuilles qui y étaient rangées.
— Retiens Pilun, cher Dap ! dit-elle avec son grand sourire quand le bébé se dirigea vers lui. Elle a fouillé dans ces papiers au moins dix fois, toujours quand je venais de les classer. J’en ai pour une minute – dix minutes.
— Ne te presse pas. Je ne veux pas parler. Je veux simplement rester assis là. Viens, Pilun. Marche – voilà une grande fille ! Marche jusqu’au Tadde Dap. Ça y est, je te tiens !
Pilun s’assit avec satisfaction sur ses genoux et examina la main de Bedap. Celui-ci avait honte de ses ongles, qu’il ne rongeait plus mais qui restaient déformés, et il ferma d’abord la main pour les cacher ; puis il fut honteux de sa honte et rouvrit la main. Pilun la tapota.
— C’est une jolie chambre, dit-il. Avec la lumière du nord. C’est toujours très calme ici.
— Oui. Chut, je compte ça.
Au bout d’un moment, elle posa la pile de feuilles et referma le tiroir.
— Voilà ! Excuse-moi. J’avais promis à Shevek de paginer cet article pour lui. Tu veux boire quelque chose ?
Le rationnement était encore en vigueur pour bien des denrées de base, mais il était beaucoup moins strict qu’il ne l’avait été deux ans auparavant. Les vergers du Plateau Nord avaient moins souffert et s’étaient remis de la sécheresse plus vite que les régions céréalières, et l’année précédente les fruits secs et les jus de fruits avaient été retirés des listes de restriction. Takver avait une bouteille posée devant la fenêtre fermée. Elle versa à boire pour chacun, dans des bols en faïence plutôt grossiers que Sadik avait fait à l’école. Elle s’assit en face de Bedap et le regarda en souriant.
— Alors, comment cela se passe-t-il, à la CPD ?
— Comme d’habitude. Et dans ton laboratoire ?
Takver baissa les yeux vers son bol, le déplaçant pour examiner le reflet de la lumière sur la surface du liquide.
— Je ne sais pas. Je pense que je vais le quitter.
— Pourquoi, Takver ?
— Je préfère partir avant qu’on ne me le demande. L’ennui, c’est que ce travail me plaît, et que je m’y connais bien. Et c’est le seul de ce genre à Abbenay. Mais tu ne peux pas être membre d’un groupe de recherche quand les autres ont décidé que tu n’en fais pas partie.
— Ils te rendent la vie de plus en plus dure, pas vrai ?
— Tout le temps, répondit-elle, et elle lança un regard rapide et inconscient vers la porte, comme pour être sûre que Shevek n’était pas là à l’écouter. Certains d’entre eux sont incroyables. Enfin, tu le sais. Ce n’est pas la peine de revenir là-dessus.
— Non, justement, et c’est pourquoi je suis content de te trouver toute seule. Je ne sais pas réellement comment ça se passe. Moi, et Shevek, et Skovan, et Gezach et les autres qui passons la plupart du temps à l’imprimerie ou à la tour de radio, nous n’avons pas de postes et nous ne voyons pas beaucoup de gens en dehors du Syndicat d’Initiative. Je vais beaucoup à la CPD, mais c’est une situation particulière, je m’attends à rencontrer une opposition là-bas parce que je la crée. Quels sont les problèmes auxquels tu dois faire face ?
— La haine, dit Takver, de sa voix sombre et douce. La haine véritable. Le directeur de mon projet ne m’adresse plus du tout la parole. Enfin, ce n’est pas une grande perte. C’est un idiot de toute façon. Mais certains des autres me disent ce qu’ils pensent… Il y a une femme, pas au laboratoire, mais ici, au dom. Je fais partie du comité de l’aménagement sanitaire du bloc et je devais aller lui parler de quelque chose. Elle ne m’a même pas laissé ouvrir la bouche. « N’essaie pas d’entrer dans cette chambre, je vous connais, bande de traîtres, intellectuels, égotistes », et ainsi de suite, et elle a claqué la porte. C’était grotesque. – Takver se mit à rire de bon cœur. Pilun, en la voyant rire, sourit tout en étant repliée dans l’angle du bras de Bedap, puis se mit à bâiller. – Mais tu sais, j’ai eu peur. Je suis lâche, Dap. Je n’aime pas la violence. Je n’aime même pas qu’on me désapprouve !
— Évidemment. La seule sécurité que nous ayons, c’est l’approbation de nos voisins. Un hiérarchiste peut briser une loi et espérer s’en tirer impuni, mais tu ne peux pas « briser » une coutume ; c’est la structure de notre vie avec les autres. Nous commençons seulement à sentir ce que c’est que d’être des révolutionnaires, comme Shev l’a dit à la réunion d’aujourd’hui. Et ce n’est pas une situation confortable.
— Certaines personnes comprennent, dit Takver avec un optimisme résolu. Une femme dans l’omnibus, hier, je ne savais pas où je l’avais rencontrée, à un travail décadaire, sans doute ; elle a dit « Ce doit être merveilleux de vivre avec un grand savant, ce doit être tellement intéressant ! » Et j’ai répondu « Oui, au moins nous avons toujours des choses à dire »… Pilun, ne t’endors pas, bébé ! Shevek va bientôt rentrer et nous allons partir au réfectoire. Secoue-la, Dap. Bon, enfin, tu vois, elle savait qui était Shev, mais elle n’était pas remplie de haine et elle ne nous désapprouvait pas, elle était très gentille.
— Les gens savent qui il est, c’est sûr, dit Bedap. C’est marrant, parce qu’ils ne peuvent pas mieux comprendre ses livres que moi. Shev pense que quelques centaines le peuvent. Ces étudiants des Instituts Divisionnaires qui essaient d’organiser des cours de Simultanéité. Pour ma part, je crois que quelques douzaines seraient une estimation plutôt large. Et pourtant les gens ont entendu parler de lui, ils pensent qu’il a quelque chose dont il peut être fier. Je crois que le Syndicat a au moins fait cela, même s’il n’a rien fait d’autre. Imprimer les livres de Shev. C’est peut-être le seul acte sensé que nous ayons accompli.
— Oh, allons ! Tu as dû avoir une réunion plutôt pénible à la CPD, aujourd’hui.
— En effet. Je voudrais bien te remonter le moral, Takver, mais je ne peux pas. Le Syndicat opère affreusement près du lien de base de la société : la peur de l’étranger. Aujourd’hui, il y avait là-bas un jeune gars qui nous a ouvertement menacé de représailles. C’est une solution stupide, mais il en trouvera d’autres qui seront prêts à l’accepter. Et cette Rulag, bon sang, c’est une opposante extraordinaire !
— Tu ne sais pas qui elle est, Dap ?
— Qui est-elle ?
— Shev ne te l’a pas dit ? C’est vrai, il ne parle jamais d’elle. C’est la mère.
— La mère de Shev ?
Takver acquiesça.
— Elle est partie quand il avait deux ans. Le père est resté avec lui. Rien d’inhabituel, bien sûr. Sauf les sentiments de Shev. Il sent qu’il a perdu quelque chose d’essentiel – à la fois lui et le père. Il n’en fait pas un principe général ; que les parents devraient toujours garder les enfants ou quelque chose comme cela. Mais cela revient à l’importance que la loyauté a pour lui, je pense.
— Ce qui est inhabituel, dit vivement Bedap, oubliant Pilun qui s’était endormie sur ses genoux, très nettement inhabituel, ce sont les sentiments de Rulag à son égard ! Aujourd’hui, on aurait dit qu’elle avait attendu qu’il vienne à une réunion du Conseil des Échanges Extérieurs. Elle sait qu’il est l’esprit du groupe, et elle nous hait à cause de lui. Pourquoi ? La culpabilité ? La Société Odonienne est-elle si pourrie que nous sommes motivés par la culpabilité ?… Tu vois, maintenant que je le sais, ils se ressemblent. Seulement, en elle, ça s’est durci comme le roc – c’est mort.