La porte s’ouvrit tandis qu’il parlait. Shevek et Sadik entrèrent. Sadik avait dix ans, elle était grande pour son âge et mince, avec de longues jambes et un nuage de cheveux noirs ; souple et fragile. Shevek arriva derrière elle et Bedap, qui le regardait à la lumière nouvelle et curieuse de sa parenté avec Rulag, le vit comme on voit parfois un très vieil ami, avec une netteté à laquelle contribue tout le passé : un visage splendide et réservé, plein de vie mais usé, usé jusqu’aux os. C’était un visage profondément individuel, et pourtant les traits ne faisaient pas penser seulement à Rulag, mais à beaucoup d’autres Anarrestis, à ce peuple caractérisé par une certaine vision de la liberté, et adapté à un monde aride, un monde de distances, de silences, de désolation.
Cependant, dans la chambre, c’était le temps du rapprochement, de l’agitation, de la communion : des saluts, des rires, Pilun qu’on se passait de l’un à l’autre pour l’embrasser, ce qu’elle n’appréciait pas beaucoup, la bouteille que l’on faisait passer pour y boire, des questions, des discussions. Sadik en fut d’abord le centre, parce que, de toute la famille, c’était elle qui était là le moins souvent ; puis Shevek.
— Que t’a demandé ce vieux Barbe Graisseuse ?
— Tu étais à l’Institut ? demanda Takver en le dévisageant tandis qu’il s’asseyait à côté d’elle.
— Je viens d’y passer. Sabul m’avait laissé un mot ce matin au Syndicat. – Shevek but son jus de fruit et baissa son bol, révélant sur sa bouche une curieuse moue, une non-expression. – Il m’a dit que la Fédération de Physique a un poste à plein temps à remplir. Autonome, permanent.
— Tu veux dire, pour toi ? Là-bas ? À l’Institut ?
Il acquiesça.
— Sabul te l’a dit ?
— Il essaie de te racoler, dit Bedap.
— Oui, c’est ce que je pense. Si tu ne peux pas le déraciner, domestique-le, comme nous disons dans le Nord.
Shevek éclata soudainement d’un rire spontané.
— C’est drôle, pas vrai ? dit-il.
— Non, dit Takver. Ce n’est pas drôle. C’est dégoûtant. Comment as-tu seulement pu aller lui parler ? Après toutes les calomnies qu’il a répandues sur toi, et les mensonges à propos des Principes, qu’on lui aurait volés, et ne pas t’avoir dit que les Urrastis t’avaient donné le prix, et encore l’année dernière, quand il a dispersé ces gosses qui organisaient cette série de conférences, et qu’il les a renvoyés à cause de ton « influence crypto-autoritaire » sur eux – toi, un autoritaire ! – c’était dégoûtant, impardonnable. Comment peux-tu rester poli avec un homme comme celui-là ?
— Eh bien, il ne s’agit pas seulement de Sabul, tu sais. Ce n’est qu’un porte-parole.
— Je sais, et cela lui plaît d’être un porte-parole. Et il est crasseux depuis si longtemps ! Enfin, qu’est-ce que tu lui as dit ?
— J’ai temporisé, pourrait-on dire, répondit Shevek, et il rit de nouveau.
Takver le dévisagea une fois de plus, sachant maintenant qu’il était dans un état de tension ou d’excitation extrême, malgré ses efforts pour se contrôler.
— Tu n’as pas repoussé sa proposition, alors ?
— J’ai dit que j’avais décidé il y a quelques années de n’accepter aucun poste régulier tant que je serais capable d’accomplir un travail théorique. Alors il a répondu que puisque c’était un poste autonome je serais complètement libre de continuer la recherche que je poursuivais, et que me donner un poste avait pour but de – voyons, comment a-t-il dit – « de me faciliter l’accès à l’équipement expérimental de l’Institut, et aux canaux réguliers de publication et de diffusion ». En d’autres termes, les presses de la CPD.
— Bon, alors tu as gagné, dit Takver en le regardant avec un air de doute. Tu as gagné. Ils imprimeront ce que tu écris. C’est ce que tu voulais quand nous sommes revenus ici il y a cinq ans. Les murs sont abattus.
— Il y a des murs derrière les murs, dit Bedap.
— Je n’ai gagné que si j’accepte le poste. Sabul offre de… me légaliser. De me rendre officiel. Afin de me dissocier du Syndicat d’Initiative. Tu ne crois pas que ce soit son intention, Dap ?
— Bien sûr que si, répondit Bedap, le visage sombre. Diviser pour affaiblir.
— Mais reprendre Shev à l’Institut, et imprimer ce qu’il écrit sur les presses de la CPD, c’est approuver implicitement tout le Syndicat, n’est-ce pas ?
— C’est ce que cela peut signifier pour beaucoup de gens, dit Shevek.
— Non, ça ne se passera pas comme ça, dit Bedap. Tout sera expliqué. Le grand physicien a été induit en erreur par un groupe de mécontents, pendant quelque temps. Les intellectuels se laissent toujours fourvoyer, parce qu’ils pensent à des choses lointaines comme le temps et l’espace et la réalité, des choses qui n’ont rien à voir avec la vie réelle, ce qui fait qu’ils sont facilement trompés par de méchants déviationnistes. Mais les bons Odoniens de l’Institut lui ont gentiment montré ses erreurs et il est revenu sur le chemin de la vérité socio-organique. En quittant le Syndicat d’Initiative, il a privé celui-ci de sa seule prétention concevable à attirer l’attention de tous les gens d’Anarres ou d’Urras.
— Je ne quitte pas le Syndicat, Bedap.
Bedap releva la tête.
— Non. Je sais bien que non, dit-il au bout d’une minute.
— Très bien. Allons dîner. Ce ventre grogne : écoute-le, Pilun, tu l’entends ? Grrr grrr !
— Allez ! dit Pilun d’une voix autoritaire.
Shevek la prit et se leva en la faisant glisser jusque sur son épaule. Derrière sa tête et celle de l’enfant, le mobile unique qui pendait dans la pièce oscillait doucement. Il était plutôt grand, constitué de fils aplatis qui disparaissaient quand on les voyait de profil, formant des ovales qui scintillaient par intervalle, disparaissant comme le faisaient dans un certain éclairage les deux fines boules de verre transparent qui se déplaçaient avec les fils ovales en suivant des orbites ellipsoïdales qui s’entremêlaient d’une manière complexe autour d’un centre commun, sans jamais se rencontrer, sans jamais se séparer. Takver appelait cela l’Habitation du Temps.
Ils allèrent au réfectoire de Pekesh et attendirent que le tableau d’enregistrement indique une annulation, pour pouvoir faire entrer Bedap en tant qu’invité. Son enregistrement dans cet endroit annula celui du réfectoire où il mangeait d’habitude, car le système était coordonné dans toute la ville par un ordinateur. C’était l’un des « procédés homéostatiques » hautement mécanisés qu’affectionnaient les premiers Colons, et qui ne survivait qu’à Abbenay. Comme les procédés moins élaborés utilisés partout ailleurs, il ne fonctionnait jamais parfaitement ; il y avait des manques, des surplus, et des déceptions, mais de peu d’importance. Les annulations étaient rares au réfectoire de Pekesh, car sa cuisine était la plus appréciée d’Abbenay, et il y avait traditionnellement de bons cuisiniers. Une place fut enfin libérée, et ils entrèrent. Deux jeunes gens que Bedap reconnut vaguement comme étant des voisins de dom de Shevek et de Takver les rejoignirent à leur table. À part eux, ils restèrent seuls – ou bien furent laissés seuls ? Cela ne semblait pas avoir d’importance. Ils firent un bon dîner, et passèrent un excellent moment à bavarder. Mais de temps en temps, Bedap sentait qu’il y avait autour d’eux un cercle de silence.