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— Je me demande ce que les Urrastis vont bien pouvoir imaginer, maintenant, dit-il, et bien qu’il parlât d’un air tranquille, il fut ennuyé de constater qu’il baissait la voix. Ils ont demandé à venir ici, et ont demandé à Shev d’aller là-haut ; quelle va être leur prochaine requête ?

— Je ne savais pas qu’ils avaient demandé à Shev d’y aller, dit Takver en fronçant à demi les sourcils.

— Mais si, tu le savais, dit Shevek. Quand ils m’ont dit qu’ils m’avaient donné le prix, tu sais, le Seo Oen, ils ont demandé si je ne pouvais pas venir, tu te souviens ? Pour toucher l’argent qui allait avec !

Shevek sourit, rayonnant. Qu’il y eût un cercle de silence autour de lui ne le dérangeait pas, il avait toujours été seul.

— C’est vrai. Je le savais. Mais je n’y avais pas pensé comme à une possibilité réelle. Cela fait des décades que tu parles de suggérer à la CPD que quelqu’un puisse aller sur Urras, rien que pour les choquer.

— C’est ce que nous avons finalement fait, cet après-midi. Dap me l’a fait dire.

— Ils ont été choqués ?

— Les cheveux dressés sur la tête, les yeux gros comme ça…

Takver gloussa. Pilun était assise sur une chaise élevée à côté de Shevek, exerçant ses dents sur un morceau de pain de holum et sa voix sur une chanson.

— Ô mammy babby, proclama-t-elle. Lally lally taddy dab !

Shevek, d’humeur changeante, lui répondit dans un langage similaire. La conversation des adultes se poursuivit sans ardeur et avec des interruptions. Cela ne dérangeait pas Bedap, il avait appris depuis longtemps qu’il fallait prendre Shevek avec ses inconvénients ou pas du tout. La plus silencieuse d’entre eux était Sadik.

Bedap resta avec eux pendant une heure après le dîner, dans la salle commune agréable et spacieuse du domicile, et quand il se leva pour partir, il offrit à Sadik de l’accompagner jusqu’au dortoir de son école, qui se trouvait sur son chemin. À ce moment, quelque chose arriva, un de ces événements ou de ces indices obscurs pour ceux qui ne sont pas de la famille ; il sut simplement que Shevek, sans faire la moindre remarque, les accompagnait. Takver devait nourrir Pilun, qui réclamait de plus en plus fort. Bedap l’embrassa, puis partit avec Shevek et Sadik, en bavardant. Ils discutèrent avec entrain et dépassèrent le centre d’éducation. Ils se retournèrent alors. Sadik s’était arrêtée devant l’entrée du dortoir. Elle restait immobile, droite et frêle, le visage calme, dans la faible lumière du lampadaire. Shevek resta également immobile durant un instant, puis s’avança vers elle.

— Qu’est-ce qui ne va pas, Sadik ?

— Shevek, est-ce que je peux rester dans la chambre cette nuit ? demanda l’enfant.

— Bien sûr, mais qu’est-ce qui ne va pas ?

Le visage long et délicat de Sadik tressaillit et parut se défaire.

— Ils ne m’aiment pas, au dortoir, dit-elle, d’une voix rendue aiguë par la tension, mais plus douce encore qu’avant.

— Ils ne t’aiment pas ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

Ils ne se touchaient pas encore. Elle lui répondit avec un courage désespéré :

— Parce qu’ils n’aiment pas… Ils n’aiment pas le Syndicat, et Bedap, et… et toi. Ils vous appellent… La grande sœur du dort, elle a dit que tu… que nous étions tous des tr… Elle a dit que nous étions des traîtres.

En prononçant ces mots, l’enfant sursauta comme si on l’avait frappée, et Shevek la serra contre lui. Elle l’étreignit de toute sa force, pleurant à gros sanglots. Elle était trop âgée et trop grande pour qu’il la porte, et il resta là, à la serrer contre lui et à lui caresser les cheveux. Il regarda Bedap par-dessus les cheveux noirs de Sadik. Ses propres yeux étaient pleins de larmes.

— Ça va, Dap, tu peux rentrer, dit-il.

Bedap n’avait rien d’autre à faire que les laisser là, l’homme et l’enfant, dans cette intimité qu’il ne pouvait partager, la plus forte et la plus profonde, l’intimité de la douleur. Cela ne lui donna aucune sensation de soulagement ou d’évasion ; il se sentit plutôt inutile, diminué. « J’ai trente-neuf ans », pensa-t-il en marchant vers son domicile, un dortoir pour cinq où il vivait dans une indépendance totale. « Quarante dans quelques décades. Et qu’ai-je fait ? Qu’ai-je réalisé ? Rien. Des ingérences. Des ingérences dans la vie des autres parce que je n’en ai pas une à moi. Je n’ai jamais pris le temps. Et le temps va s’achever pour moi, d’un seul coup, et je n’aurai jamais eu… cela. » Il regarda en arrière, vers le bas de la longue rue tranquille, là où les lampadaires du coin faisaient de petites taches de lumière dans les ténèbres venteuses, mais il était trop loin pour voir le père et la fille, à moins qu’ils ne fussent partis. Et il aurait été incapable de préciser ce qu’il voulait dire par « cela », aussi habile qu’il soit avec les mots ; et pourtant il sentit qu’il le comprenait clairement, que tout son espoir résidait dans cette compréhension, et qu’il devait changer sa vie s’il voulait être sauvé.

Quand Sadik fut assez calme pour le lâcher, Shevek la laissa assise sur le seuil du dortoir et entra pour dire au veilleur qu’elle resterait avec les parents cette nuit. Le veilleur lui parla avec froideur. Les adultes qui travaillaient dans les dortoirs pour enfants avaient une tendance naturelle à désapprouver les visites aux doms qui se prolongeaient durant la nuit, les considérant comme des perturbations pour les enfants ; Shevek se dit qu’il se trompait sans doute en ressentant plus que de la désapprobation dans l’attitude du veilleur. Les salles du centre d’éducation étaient brillamment éclairées, vibrant de bruit, de musique et de voix d’enfants. C’étaient tous les anciens bruits, les vieilles odeurs, les ombres, les échos de l’enfance dont Shevek se souvenait, et avec eux les vieilles craintes. Mais on oublie les craintes.

Il sortit du dortoir et rentra en compagnie de Sadik, son bras autour des épaules maigres de la fillette. Elle était silencieuse, faisant toujours effort pour se calmer. Elle dit brusquement lorsqu’ils entrèrent dans le domicile principal de Pekesh :

— Je sais que ce n’est pas agréable pour toi et Takver de me garder pour la nuit.

— Qu’est-ce qui te fait dire cela ?

— Parce que vous désirez l’intimité, les couples adultes ont besoin d’intimité.

— Il y a Pilun, fit-il remarquer.

— Pilun ne compte pas.

— Toi non plus.

Elle renifla, essayant de sourire.

Cependant, quand ils entrèrent dans la lumière de la chambre, son visage pâle et marqué de rouge, gonflé par les larmes, effraya aussitôt Takver qui demanda :

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

Et Pilun, interrompue en tétant, sursauta d’un air mécontent et se mit à crier ; Sadik éclata de nouveau en sanglots ; pendant un moment tout le monde parut pleurer, et vouloir réconforter les autres, et refuser ce réconfort. Cela se termina sur un silence soudain, Pilun dans les bras de la mère, Sadik dans ceux du père.

Quand le bébé fut rassasié et couché, Takver demanda d’une voix basse mais vigoureuse :

— Bon, maintenant, qu’est-ce qu’il y a ?

Sadik elle-même s’était à moitié endormie, la tête sur la poitrine de Shevek. Il la sentit tenter de reprendre ses esprits pour répondre, mais il lui caressa les cheveux pour qu’elle reste tranquille et répondit pour elle :

— Il y a des gens qui nous désapprouvent au centre d’éducation.

— Et quel droit ont-ils donc de nous désapprouver, bon sang ?

— Chut, chut. À cause du Syndicat.

— Oh, dit Takver – un son bizarre et guttural ; et elle arracha le bouton en refermant sa blouse. Elle le regarda un moment au creux de sa paume, puis releva les yeux vers Shevek et Sadik.