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— Ça dure depuis combien de temps ?

— Longtemps, dit Sadik, sans lever la tête.

— Des jours, des décades, tout un quartier ?

— Oh, plus longtemps. Mais ils sont… ils sont plus méchants maintenant, dans le dort. La nuit. Terzol ne les arrête pas.

Sadik parlait comme une somnambule, et d’une voix plutôt tranquille, comme si ce sujet ne la concernait plus.

— Qu’est-ce qu’ils font ? demanda Takver malgré le regard de Shevek qui voulait l’en dissuader.

— Eh bien, ils… ils sont simplement méchants. Ils me tiennent à l’écart des jeux et des choses. Tip, tu sais, c’était une amie, elle avait l’habitude de venir parler avec moi, au moins quand les lampes étaient éteintes. Mais elle ne vient plus. Terzol est la grande sœur du dort, maintenant, et elle a… elle dit que Shevek est… que Shevek…

Il l’interrompit, sentant la tension s’élever dans le corps de l’enfant, la crainte et le courage, intolérable.

— Elle dit : « Shevek est un traître, Sadik est une égotiste…» Tu sais bien ce qu’elle dit, Takver !

Ses yeux étaient brillants. Takver s’approcha et toucha la joue de sa fille, une seule fois, plutôt timidement.

— Oui, je sais, dit-elle d’une voix calme, puis elle alla s’asseoir sur l’autre couchette, en leur faisant face.

Le bébé, recroquevillé sur la couchette, près du mur, ronflait légèrement. Dans la pièce voisine, des gens rentrèrent du réfectoire, une porte claqua, en bas dans la cour, quelqu’un cria bonne nuit et on lui répondit d’une fenêtre ouverte. Le grand domicile, deux cents chambres, était animé tout autour d’eux d’une vie tranquille ; tout comme leurs existences imprégnaient celle du domicile, la sienne pénétrait les leurs, parties d’un tout. Sadik quitta les genoux de son père et s’assit sur la couchette, à côté de lui, tout près de lui. Les cheveux sombres qui entouraient son visage étaient ébouriffés, emmêlés.

— Je ne voulais pas vous le dire, parce que… – Sa voix semblait fragile et basse. – Mais ça a continué d’empirer. Ils se rendent plus méchants les uns les autres.

— Alors tu n’y retourneras pas, dit Shevek.

Il l’entoura de son bras, mais elle résista et resta droite.

— Si j’allais leur parler… dit Takver.

— Cela ne servirait à rien. Ils sont comme ils sont.

— Mais contre quoi nous heurtons-nous donc ? demanda Takver d’un air désorienté.

Shevek ne répondit pas. Il garda le bras autour de Sadik, et elle céda finalement, laissant reposer sur ce bras sa tête lourde et fatiguée.

— Il y a d’autres centres d’éducation, dit-il enfin sans beaucoup d’assurance.

Takver se leva. Elle ne pouvait visiblement plus rester tranquille et voulait faire quelque chose, agir. Mais il n’y avait pas grand-chose à faire.

— Laisse-moi te tresser les cheveux, Sadik, dit-elle d’une voix plus douce.

Elle peigna et tressa les cheveux de la fillette ; ils placèrent le paravent au milieu de la pièce et couchèrent Sadik près du bébé endormi. Sadik faillit pleurer à nouveau en leur disant bonne nuit, mais au bout d’une demi-heure ils entendirent à sa respiration qu’elle était endormie.

Shevek s’était installé à la tête de leur couchette avec un calepin et l’ardoise qu’il utilisait pour calculer.

— J’ai paginé le manuscrit aujourd’hui, dit Takver.

— Cela fait combien ?

— Quarante et une pages. Avec le supplément.

Il acquiesça de la tête. Takver se leva, regarda les deux enfants endormis par-dessus le paravent, et revint s’asseoir sur le bord de la couchette.

— Je savais que quelque chose n’allait pas. Mais elle ne disait rien. Elle n’a jamais rien dit, elle est très stoïque. Je ne pensais pas que c’était cela. Je croyais que c’était seulement notre problème, je n’avais pas pensé que ça pourrait retomber sur des enfants. – Elle parlait d’une voix basse et amère. – Cela grandit, cela continue de grandir… Est-ce que ce sera différent dans une autre école ?

— Je ne sais pas. Sans doute pas si elle passe beaucoup de temps avec nous.

— Tu ne veux quand même pas prétendre…

— Non, je ne prétends rien. Je constate un fait, simplement. Si nous choisissons de donner à l’enfant la force de l’amour individuel, nous ne pouvons pas lui épargner ce que cela implique, le risque de la douleur. La douleur venant de nous, et à travers nous.

— Il n’est pas juste qu’elle soit tourmentée par ce que nous faisons. Elle est si bonne, et si gentille, elle est comme de l’eau claire…

Takver s’arrêta, étouffée par les larmes. Elle s’essuya les yeux et serra les lèvres.

— Ce n’est pas ce que nous faisons. C’est ce que je fais. – Il posa son calepin. – Tu en as souffert aussi.

— Je me moque de ce qu’ils pensent.

— Au laboratoire ?

— Je peux prendre un autre poste.

— Pas ici, pas dans ton propre domaine de recherche.

— Et alors, tu veux que je parte ailleurs ? Les laboratoires piscicoles de Paix-et-Abondance pourraient me prendre. Mais cela te laisse où ? – Elle le regarda d’un air fâché. – Ici, je suppose ?

— Je pourrais venir avec toi. Skovan et les autres commencent à se débrouiller en Iotique, ils pourront s’occuper de la radio, et c’est ma fonction principale au Syndicat en ce moment. Je peux aussi bien faire de la physique à Paix-et-Abondance qu’ici. Mais à moins de laisser complètement tomber le Syndicat d’Initiative, cela ne résout pas le problème, n’est-ce pas ? Je suis le problème. C’est moi qui crée les ennuis.

— Est-ce que cela les dérangerait, dans une petite communauté comme Paix-et-Abondance ?

— Je crains que oui.

— Shev, à quel degré de haine t’es-tu heurté ? Est-ce que tu l’as gardé pour toi, comme Sadik ?

— Et comme toi. Eh bien, quelquefois. Quand j’ai été à Concorde, l’été dernier, ça a été plus dur que je ne l’ai dit. Ils ont lancé des pierres, et il y a eu une grosse bagarre. Les étudiants qui m’avaient demandé de venir ont dû se battre pour moi. Et ils l’ont fait, mais je suis parti rapidement ; je les mettais en danger. Enfin, les étudiants ont le goût du danger, jusqu’à un certain point. Et après tout nous avons cherché la bagarre, nous avons délibérément secoué les gens. Et il y en a beaucoup de notre côté. Mais maintenant… mais je commence à me demander si je ne vous mets pas en péril, toi et les enfants, Tak. En restant avec vous.

— Bien sûr, tu n’es pas en danger toi-même, répliqua-t-elle sauvagement.

— Je l’ai cherché. Mais je n’avais pas pensé qu’ils étendraient leur colère tribale jusqu’à vous. Je ne ressens pas le danger qui vous menace comme je ressens le mien.

— Altruiste !

— Peut-être. Je ne peux pas m’en empêcher. Je me sens responsable, Tak. Sans moi, tu pourrais aller n’importe où, ou bien rester ici. Tu as travaillé pour le Syndicat, mais ce qu’ils te reprochent, c’est ta loyauté envers moi. Je suis le symbole. Et il ne… Il n’y a pour moi aucun endroit où aller.

— Va sur Urras, dit Takver.

Sa voix était si dure que Shevek recula comme si elle l’avait frappé au visage.

Elle ne chercha pas son regard, mais répéta plus doucement :

— Va sur Urras… Pourquoi pas ? Ils te veulent, là-haut. Et pas ici ! Peut-être commenceront-ils à voir ce qu’ils ont perdu, quand tu seras parti. Et tu veux y aller. Je m’en suis aperçue ce soir. Je n’y avais jamais pensé jusqu’à présent, mais quand nous avons parlé du prix, au dîner, je m’en suis aperçue, à la façon dont tu as ri.

— Je n’ai pas besoin de prix et de récompenses !

— Non, mais tu as besoin d’appréciation, et de discussions, et d’étudiants – qui ne soient pas enchaînés par Sabul. Et puis écoute. Dap et toi, vous ne cessez pas de parler d’effrayer la CPD avec l’idée que quelqu’un puisse aller sur Urras, pour affirmer son droit à la décision personnelle. Mais si vous en parlez et que personne n’y va, vous ne faites que renforcer leur position – vous prouvez simplement qu’on ne peut pas briser la coutume. Maintenant que vous avez posé le problème à une réunion de la CPD, quelqu’un devra y aller. Et ce doit être toi. Ils t’ont réclamé ; tu as une raison d’y aller. Va chercher ta récompense – l’argent qu’ils gardent pour toi.