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— Je me le demande tous les jours.

Key éteignit la lumière. De dehors, seul le spectre clair de la bruine vaporeuse éclairait la pièce.

— Surtout, ne rallume pas, ordonna Key.

— Pourquoi ?

— Pour qu’on puisse pleurer dans le noir.

— Pleurons alors.

— Pleurons nos pères.

Silence.

— Je crois que Grenouille est orphelin, pleurons pour lui aussi.

— Surtout pour lui.

Il n’y eut plus qu’un long murmure, une plainte étouffée : Pal, Key et tous les autres, même Grenouille l’orphelin, étaient les fils maudits, les hommes les plus seuls du monde. Ils étaient partis à la guerre et ils avaient mal embrassé leurs pères. Il y avait désormais un vide au plus profond de leurs âmes. Et dans la nuit anglaise, dans l’obscurité d’une petite chambre de militaires à l’odeur de moisi, Pal et Key regrettaient. Ensemble. Amèrement. Car ils avaient peut-être déjà vécu les derniers jours de leurs pères.

9

Et ils apprirent à préparer des attentats.

L’enseignement du sabotage à l’explosif constituait une part importante du cursus écossais. Ils passèrent de longues heures à découvrir le très puissant explosif à base d’hexogène, de liants et de plastifiants, développé par l’arsenal royal de Woolwich, que les Américains avaient baptisé plastic depuis qu’ils avaient reçu du SOE un échantillon initialement destiné à la France et dont l’emballage portait la mention, en français : explosif plastique. Le plastic était l’explosif le plus utilisé par le SOE, qui l’appréciait notamment pour sa grande stabilité : il résistait aux chocs violents, aux très hautes températures et pouvait même être brûlé. Il convenait ainsi parfaitement aux conditions de transport parfois chaotiques des agents en mission. Par son aspect, c’était une matière semblable à du beurre, malléable au point de pouvoir prendre n’importe quelle forme, et dont l’odeur rappelait celle des amandes. La première fois que les stagiaires en avaient pétri quelques morceaux, Gros, posant son nez dessus, avait pris de grandes inspirations et déclaré : « J’en boufferais bien ! J’en boufferais bien !  »

Lorsqu’ils eurent acquis les bases théoriques nécessaires, ils firent exploser des troncs d’arbres, des rochers et même des petites constructions, utilisant des bombes qu’ils avaient eux-mêmes assemblées, munies d’un détonateur à minuterie ou d’un système de mise à feu manuel qu’ils pouvaient déclencher à distance à l’aide d’un câble. À ce dernier exercice, il s’avéra que le meilleur artificier du groupe, rapide et agile, n’était autre que Laura, dont le lieutenant Peter releva à plusieurs reprises les aptitudes. Ses camarades l’observaient préparer sa charge, appliquée, le front plissé et les lèvres pincées. Elle posait son explosif sous un morceau de rocher, puis emmenait avec elle le câble qui actionnait le détonateur, le déroulait avec célérité, tandis que le reste du groupe, sous le charme, l’observait à bonne distance, à la jumelle pour mieux admirer ses gestes : elle avait l’attentat élégant. Elle parcourait les derniers mètres avec plus de rapidité encore, rejoignant la butte derrière laquelle ils se trouvaient tous, tapis au sol, et elle roulait près d’eux, se calait en général contre Gros car il était un bon appui — Gros en restait ensuite béat jusqu’à la fin de la journée —, et jetait un œil à l’instructeur, amusé, qui approuvait d’un sobre mouvement de tête. Elle déclenchait alors une formidable explosion qui soufflait les arbres et effrayait les oiseaux criards qui s’envolaient dans une nuée cacophonique : ce n’était qu’à ce moment-là que son visage se décontractait enfin.

S’ensuivit l’apprentissage du sabotage ferroviaire, qui permettait de ralentir les mouvements des troupes allemandes à travers la France. La compagnie ferroviaire West Highland Line, sur demande du gouvernement britannique, avait installé des rails et un train entier à Arisaig House, afin que les agents du SOE puissent être formés en conditions réelles. Les stagiaires apprirent à tordre les voies, à faire dérailler des wagons, à disposer des charges sur des rails, sous un pont, sur le train, de jour, de nuit, à choisir entre actionner eux-mêmes la charge au passage du convoi depuis les abords directs du lieu de l’attentat, ou utiliser, pour saboter voies ou dépôts, l’une des meilleures créations des stations expérimentales : The Clam, une bombe prête à l’emploi, fixée sur un aimant pour adhérer aux rails et dont la minuterie déclenchait l’explosion trente minutes après l’armement. Il existait une production variée d’objets piégés, tels que des pompes à vélo explosant au moment de leur utilisation ou des cigarettes remplies d’explosif, développés principalement par la station expérimentale XV, The Thatched Barn, située dans le Hertfordshire, mais leur efficacité laissait parfois à désirer. Sur le train d’entraînement, les stagiaires suivirent même un cours rudimentaire de pilotage de locomotive.

Décembre égrena ses journées, tourmentées et violentes. Il faisait de plus en plus sombre, comme si, bientôt, la nuit n’allait plus cesser. Les stagiaires continuaient à s’entraîner, et leurs progrès étaient fulgurants : il fallait les voir, avec leurs grenades et leurs explosifs ; il fallait les voir sur les parcours d’obstacles ; il fallait les voir, réparant les pannes sur leurs mitraillettes Sten. Il fallait voir Claude, qui demandait pardon à Dieu en changeant ses chargeurs ; Grenouille, qui, pour se donner du courage en franchissant des marais de boue glaciale, hurlait des flots d’injures ; Faron, colossal, qui pouvait battre à mains nues n’importe qui, s’il ne décidait pas plutôt de lui loger une balle exactement entre les deux yeux ; Frank, sec et vif, rapide comme la tempête. Il fallait voir Stanislas, Laura, Jos, Denis, les étrangers ; Aimé, Gros et Key, toujours prêts à plaisanter, même en plein exercice de commando. Lesquels d’entre eux, en quittant la France, auraient pu imaginer qu’ils se sentiraient si vite aptes à la guerre ? Car il faut le dire : ils se sentaient forts et capables, terriblement capables, de venir à bout de régiments entiers, et il leur sembla même qu’ils pourraient vaincre les Allemands. C’était insensé. Hier encore, ils étaient des enfants de France, assaillis et meurtris, et aujourd’hui déjà ils étaient un peuple nouveau, un peuple de combattants, dont l’avenir était entre leurs mains. Certes, ils avaient laissé derrière eux ce qu’ils avaient de plus cher, mais ils ne subissaient plus, ils feraient subir. Et, tout autour d’eux, la guerre prenait une ampleur démesurée, déchaînée et indomptable : en Europe, la Wehrmacht était aux portes de Moscou et, dans le Pacifique, Hong Kong était la cible d’une violente bataille déclenchée par les Japonais. Le 20 décembre, Denis lut à ses petits camarades un article racontant comment les Anglais, aidés des Canadiens, des Indiens et des forces volontaires de la défense de Victoria-Hong Kong, résistaient héroïquement depuis plusieurs jours à l’assaut des forces nippones.

*

Le 25 décembre, il y avait plus de trois semaines qu’ils étaient en Écosse. Slaz-le-porc, épuisé et malade de fatigue, fut écarté de la sélection : ils n’étaient plus que douze stagiaires au sein du groupe. L’épuisement, lentement, avait eu raison de leur moral ; les mines étaient mauvaises, lasses, préoccupées : à mesure que les jours d’entraînement défilaient, la guerre inexorablement se rapprochait. Lorsque Pal songeait à la France, il était envahi à la fois par un sentiment de confiance et de peur ; il savait ce dont son groupe était capable, ils avaient appris à tuer avec leurs mains, à égorger en silence, à mitrailler, à fusiller, à poser des bombes et à faire exploser des bâtiments, des trains, des convois de soldats. Mais à trop regarder ses camarades il se perdait dans leurs visages, doux, trop doux malgré les écorchures des combats, et il ne pouvait s’empêcher de penser qu’une grande partie d’entre eux allait mourir sur le terrain, ne serait-ce que pour donner raison au docteur Calland. Et Pal ne pouvait concevoir que Gros, entiché de ses filles, Claude le gentil pieux, Grenouille le faible, Stanislas et ses échecs, Key le grand charmeur, Laura l’Anglaise merveilleuse, et tous les autres n’auraient peut-être pas d’autre avenir que l’horizon de cette guerre. Cette seule pensée l’anéantissait : ils étaient prêts à donner leur vie, sous les balles ou la torture, pour que les Hommes restent des Hommes, et il ne savait plus si c’était un acte d’amour altruiste ou la plus grande imbécillité qui leur soit jamais venue à l’esprit ; savaient-ils seulement où ils allaient ?