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Noël accentua leur désarroi.

Dans le mess, Gros récitait des menus imaginaires : « rôti de marcassin et coulis de groseille, perdreaux farcis, fromages et énormes gâteaux pour le dessert  ». Mais personne ne voulait l’écouter.

— On s’en fout de tes menus, le houspilla Frank.

— On pourrait retourner pêcher, rétorqua Gros. Ce serait : darnes de saumon et sauce au vin.

— Il fait nuit, il fait froid. Arrête, merde !

Gros s’isola pour réciter ses menus tout seul. Si personne ne voulait bouffer, il boufferait dans sa tête, et il boufferait bien. Il se faufila dans son dortoir et, fouillant dans son lit, il en sortit un petit morceau de plastic qu’il avait volé. Il le huma, il aimait cette odeur d’amande ; il pensa à son rôti de marcassin, huma encore, et, salivant, les yeux clos, il lécha l’explosif.

Les stagiaires étaient irritables. Aimé, Denis, Jos et Laura jouaient aux cartes.

— Merde et merde, répétait Aimé en abattant des as.

— Pourquoi tu dis merde si t’as des as ? demanda Jos.

— Je dis merde si je veux. On peut donc rien faire ici ? Pas faire Noël, dire merde, rien de rien !

Dans les coins, les solitaires regardaient dans le vague en se passant la dernière des bouteilles d’alcool volées aux Polonais. Grenouille et Stanislas, eux, jouaient aux échecs et Grenouille laissait Stanislas gagner.

Key, assis dans une alcôve, surveillait discrètement le mess et les conversations, craignant que les esprits ne s’échauffent. Sans être le plus vieux du groupe, il était le plus charismatique et on le considérait tacitement comme le chef. S’il disait de la fermer, les stagiaires la fermaient.

— Les autres vont mal, chuchota Key à Pal, installé à ses côtés comme souvent.

Key et Pal s’appréciaient beaucoup.

— On pourrait aller trouver les Norvégiennes, proposa le fils.

Key eut une moue.

— J’en sais trop rien. Je crois pas que ça aidera. Ils vont encore se sentir obligés de faire les cons pour épater la galerie. Tu les connais…

Pal esquissa un sourire.

— Surtout Gros…

Key sourit à son tour.

— Où est-il celui-là, d’ailleurs ? demanda-t-il.

— À l’étage, répondit Pal, il boude. À cause de ses menus de Noël. Tu savais qu’il bouffait du plastic ? Il dit que c’est comme du chocolat.

Key leva les yeux au ciel, et les deux camarades pouffèrent.

À minuit, Claude fit une procession solitaire dans le manoir, tenant le grand crucifix qu’il avait emporté dans ses bagages. Il chanta une chanson d’espoir et défila parmi les malheureux. « Joyeux Noël !  » lança-t-il à la cantonade. Lorsqu’il passa à côté de Faron, celui-ci lui arracha le crucifix des mains et le brisa en deux, hurlant : « Mort à Dieu ! Mort à Dieu !  » Claude resta impassible et ramassa les deux morceaux sacrés. Key était prêt à bondir sur Faron.

— Je te pardonne, Faron, dit Claude. Je sais que tu es un homme de cœur et un bon chrétien. Sinon, tu ne serais pas ici.

Faron bouillonnait de rage :

— Tu n’es qu’un faiblard, Claude ! Vous êtes tous des faibles ! Vous ne tiendrez pas deux jours en opération ! Pas deux jours !

Chacun fit semblant de ne pas l’entendre, le calme revint dans le manoir, et peu après, les stagiaires allèrent se coucher. Ils espéraient que Faron se trompait. Un peu plus tard, Stanislas vint dans la chambre de Key, Pal, Gros et Claude, et demanda au curé, qui trimballait dans sa valise toutes sortes de médicaments, de lui donner un somnifère.

— Ce soir, j’aimerais dormir comme un enfant, dit le vieux Stanislas.

Claude jeta un coup d’œil à Key qui approuva d’un sobre mouvement de tête. Il donna un cachet au pilote qui s’en alla plein de gratitude.

— Pauvre Stanislas, dit Claude, agitant ses deux moitiés de crucifix autour du lit comme pour conjurer le mauvais sort.

— Pauvre de nous, répondit Pal étendu à côté de lui.

Hong Kong, ce même jour de Noël, tomba aux mains des Japonais après des combats épouvantables. Les combattants anglais et les renforts canadiens — deux mille hommes avaient été envoyés sur le front — furent sauvagement massacrés.

*

Le 29 décembre, tous avaient oublié la crise d’angoisse de Noël. Au milieu de la journée, les douze stagiaires étaient affalés dans le mess, entassés dans les fauteuils et sur les tapis épais autour du poêle, plus confortables que les lits froids et tachés de moisissures. Le lieutenant Peter avait envoyé ses aspirants se reposer car des exercices de nuit les attendaient. Ils dormaient bruyamment, seul Pal était éveillé, mais Laura s’étant assoupie contre lui, il n’osait pas bouger. Dans le calme de la maison, il entendit soudain des pas feutrés : c’était Grenouille, il semblait s’apprêter à quitter le manoir, engoncé dans sa vareuse. Il avait ôté ses bottes pour ne pas faire craquer le plancher.

— Où vas-tu ? lui demanda Pal à voix basse.

— J’ai vu des fleurs.

Le fils le dévisagea, sans bien comprendre.

— Il y a des fleurs qui ont percé dans le gel, répéta Grenouille. Des fleurs !

Les ronflements furent la seule réponse : tous se foutaient bien de ses fleurs, même poussées dans la neige.

— Tu veux venir ? proposa Grenouille.

Pal sourit, amusé.

— Non, merci.

Il ne voulait pas quitter Laura.

— À tout à l’heure alors.

— À tout à l’heure, Grenouille… Ne reviens pas trop tard. Nous avons entraînement ce soir.

— Pas tard. Compris.

Grenouille s’en alla rêver seul dans la forêt proche, avec ses fleurs. Il suivit le sentier des falaises en direction d’Arisaig ; il aimait la vue depuis les falaises. Il bifurqua dans la forêt, le cœur gai. Ses fleurs n’étaient plus très loin. Mais au détour d’un entassement de troncs morts, il tomba sur un groupe de cinq Polonais de la Section MP, ivres de vodka. Les Polonais avaient eu vent de la descente des Français dans leur manoir et du vol des bouteilles d’alcool, et ils leur en tenaient rigueur. Grenouille fut la victime de leurs représailles ; ils lui donnèrent des gifles, le jetèrent dans la boue, puis le forcèrent à boire de longues gorgées de vodka qui lui brûlèrent le ventre. Grenouille, apeuré, humilié, but en espérant qu’ensuite, ils le laisseraient tranquille. Il pensait à Faron : qu’ils attendent de voir ce que Faron leur ferait lorsqu’il saurait.

Mais les Polonais voulaient qu’il ingurgite encore.

— Na zdrowie, criaient-ils en chœur, en lui maintenant le goulot sur les lèvres.

— Mais qu’est-ce que je vous ai fait ? gémissait Grenouille en français, recrachant la moitié de l’alcool qu’il avait en bouche.