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Les Polonais, qui ne comprenaient rien, ne répondaient que par des insultes. Et comme cela ne suffisait pas, ils se mirent à le battre, à coups de pied et de bâton, tous ensemble, en chantant. Sous les coups, Grenouille hurla si fort que ses cris alertèrent les militaires d’Arisaig House, qui se mirent à ratisser la forêt, l’arme au poing. Lorsque le malheureux fut retrouvé, il était en sang et sans connaissance, et on le transporta à l’infirmerie d’Arisaig.

Ses camarades le veillèrent jusqu’à la fin de l’après-midi, puis au retour de leurs exercices de nuit. Pal, Laura, Key et Aimé furent parmi les derniers à rester près de lui. Grenouille avait recouvré ses esprits, mais il gardait les yeux fermés.

— J’ai mal, répétait-il.

— Je sais, répondit Laura.

— Non… J’ai mal là.

Il montrait son cœur : c’était à l’intérieur de lui-même qu’il souffrait.

— Dites au Lieutenant que je ne peux plus continuer.

— Mais si, tu pourras. Tu as déjà tant fait, le rassura Key.

— Je ne peux pas continuer. Je ne peux plus. Je ne saurai jamais me battre.

Grenouille ne croyait plus en lui, il avait perdu sa propre guerre. Vers deux heures du matin, il s’assoupit enfin et les derniers camarades repartirent au manoir pour dormir un peu.

*

Aux premières lueurs de l’aube, Grenouille se réveilla. Se retrouvant seul, il sortit de son lit et se faufila hors de l’infirmerie. Il pénétra en cachette sur le stand de tir d’Arisaig et, forçant l’une des armoires en fer, il déroba un colt.38. Puis il déambula à travers les nappes de brouillard givrant, retrouva ses chères fleurs et les cueillit. Il marcha jusqu’au manoir de la Section F. Et il appuya le pistolet contre son torse.

Le lieutenant Peter, David et les stagiaires furent tous réveillés par la déflagration. Sautant au bas de leurs lits, ils coururent dehors, à moitié nus. Face à la maison, dans la boue, gisait Grenouille parmi ses fleurs, écrasé par sa propre vie. Le lieutenant Peter et David s’accroupirent près de lui, atterrés. Grenouille avait enfoncé l’arme contre son cœur, son cœur qui lui avait toujours fait si mal, et il s’était offert à la mort.

Pal, hagard, se précipita à son tour vers le corps, et il posa sa main sur les yeux de Grenouille pour les fermer. Il crut percevoir un faible râle :

— Il est vivant ! hurla-t-il au Lieutenant pour que l’on appelle un médecin.

Mais Peter hocha la tête, livide : Grenouille n’était pas vivant, il n’était simplement pas encore mort. Personne ne pouvait plus rien pour lui. Pal l’enlaça alors pour qu’il se sente moins seul dans ses derniers instants, et Grenouille eut même encore la force de pleurer un peu, d’infimes larmes chaudes qui roulèrent sur ses joues souillées de boue et de sang. Pal le consola, puis André Grenouille s’éteignit. Et, de la forêt, s’éleva le chant de la mort.

Les stagiaires restèrent immobiles, grelottants, anéantis, l’âme déchirée et fous de douleur. Laura s’effondra contre Pal.

— Serre-moi contre toi, sanglota-t-elle.

Il l’étreignit.

— Il faut que tu me serres plus fort, j’ai l’impression que je vais mourir moi aussi.

Il l’étreignit plus fort encore.

Le vent de l’aube redoubla de violence et plaqua les cheveux mal coupés de Grenouille. Il avait l’air si calme à présent. Plus tard, des officiers de la police militaire venus de la base voisine de la Royal Navy emmenèrent le corps, et ce fut la dernière fois que l’on entendit parler de Grenouille, le triste héros de guerre.

Ses camarades de vie et de combat honorèrent sa mémoire au soleil couchant, sur les hauts d’Arisaig House, là où les falaises tombaient droit dans la mer. Ils s’y rendirent en une longue procession. Laura tenait les fleurs qu’elle avait ramassées, Aimé une chemise de Grenouille, et Faron les quelques affaires qu’on avait trouvées dans son armoire du dortoir. Claude tenait ses deux morceaux de crucifix, Stanislas son échiquier. Sur la crête, baignés par le crépuscule orange et dominant l’horizon du monde, tous restèrent silencieux, paralysés de douleur.

— Taisons-nous, mais taisons-nous bien, ordonna Frank le solide.

Puis, dans la douce homélie du ressac, ils jetèrent aux vagues, chacun leur tour, les objets de Grenouille.

Aimé jeta sa chemise.

Laura jeta ses fleurs.

Key jeta sa montre-bracelet, qu’il ne portait jamais de peur de l’abîmer.

Pal jeta ses lunettes.

Frank jeta ses cigarettes.

Faron jeta un vieux livre corné.

Gros jeta des photographies chiffonnées.

Denis jeta son mouchoir brodé.

Claude jeta ses buvards.

Jos jeta son petit miroir.

Stanislas jeta son échiquier.

Restés en retrait, le lieutenant Peter et l’interprète David pleuraient. Ils pleuraient tous. L’Écosse tout entière pleurait.

La bruine se remit à tomber ; les oiseaux marins recommencèrent leur tapage. Lentement, les affaires de Grenouille disparurent dans la mer. Et l’on put juste apercevoir encore l’onde violette de ses fleurs, avant qu’un dernier rouleau ne les avale.

10

Londres, le matin du 9 janvier. Ils étaient de retour dans la capitale. Le groupe ne comptait plus que onze stagiaires : Stanislas, Aimé, Frank, Key, Faron, Gros, Claude, Laura, Denis, Jos et Pal. Après cinq semaines à Lochailort, ils en avaient terminé avec leur école d’endurance. Mais, dans la douleur du deuil de Grenouille, leur succès n’était que sentiment d’amertume.

Il faisait nuit, l’Angleterre dormait encore. La gare Victoria était déserte et figée dans le froid. Les rares autres voyageurs marchaient vite, le col relevé et le visage battu par le vent. Dehors, les trottoirs étaient recouverts de gel, et les voitures avançaient prudemment sur les boulevards. La ville était balayée par un air pur et puissant. Le ciel était dégagé de tout nuage.

Les stagiaires en étaient à un peu plus de la moitié de leur formation : il leur restait à suivre trois semaines d’entraînement parachutiste, puis quatre semaines de formation aux techniques de sécurité en opération. Ils bénéficiaient à présent d’une semaine de permission, et chacun voulait profiter de ce qui lui avait le plus manqué durant les deux premières écoles : cabarets, bons restaurants et chambres d’hôtel propres. Gros parlait d’aller aux putes, Claude voulait une église.

Lorsque le groupe se dispersa après les accolades d’usage et les recommandations du lieutenant Peter, Pal se retrouva seul avec Laura ; ils s’étaient attendus.

— Que comptes-tu faire ? demanda Laura.

— Je sais pas trop…

Il n’avait pas de famille, pas d’envie particulière. Ils déambulèrent un moment sur Oxford Street : les magasins s’éveillaient, les vitrines s’illuminaient. Arrivés sur Brompton Road, près de Piccadilly, ils se firent servir le petit-déjeuner dans un restaurant attenant à un grand magasin. Installés dans d’immenses fauteuils, au chaud, ils contemplèrent par la grande baie vitrée Londres qui scintillait de mille lumières dans l’enveloppe encore obscure du matin. Pal songea que c’était une ville magnifique.

Laura s’apprêtait à passer sa permission à Chelsea, chez ses parents, qui la croyaient engagée auprès de la FANY sur une base de Southampton. La First Aid Nursing Yeomanry était une unité composée uniquement de femmes, toutes volontaires, engagées comme infirmières, logisticiennes pour l’armée britannique, ou encore conductrices auprès de l’Auxiliary Transport Service. Certaines compagnies servaient même sur le Continent, en Pologne notamment.

— Tu pourrais venir avec moi, proposa-t-elle à Pal.