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— Je ne voudrais pas déranger.

— La maison est grande, et nous avons du personnel.

Il esquissa un sourire : ils avaient du personnel. Cette précision, après ce qu’ils avaient enduré, l’amusa.

— Et comment sommes-nous censés nous connaître ?

— Tu n’auras qu’à dire que nous travaillons sur la même base. À Southampton. Tu es un volontaire français.

Il hocha la tête. Presque convaincu.

— Et que faisons-nous là-bas ?

— Rôle général, ça suffira à toutes les réponses. Ou non, disons les bureaux. Oui, nous sommes dans les bureaux, c’est plus simple.

— Et nos marques ?

Laura passa les mains sur ses joues. Ils avaient, tous les deux, tous les onze stagiaires d’ailleurs, des hématomes, des éraflures, de petites cicatrices, accumulés pendant les entraînements, sur les mains, sur les bras, sur le visage, sur tout le corps. Elle prit un air malicieux :

— Nous nous poudrerons le visage, comme de vieilles bonnes femmes. Et si on nous pose des questions, nous dirons que nous avons eu un accident de voiture.

Laura trouvait ses inventions formidables, et Pal lui sourit. Il passa furtivement sa main dans la sienne. Oui, il l’aimait, il en était certain. Et il savait qu’il ne la laissait pas indifférente ; il l’avait su lorsqu’elle avait voulu qu’il l’étreigne, après la mort de Grenouille. Il ne s’était jamais senti aussi homme que lorsqu’il l’avait enlacée.

Ils passèrent au rayon des cosmétiques du grand magasin pour acheter du fard, et ils en appliquèrent légèrement sur les quelques marques dessinées sur leur visage. Puis ils se rendirent en autobus jusqu’à Chelsea.

*

C’était un hôtel particulier trop grand pour les parents seuls, un beau bâtiment carré, en briques rouges, dont les façades étaient ornées de lanternes en fer et de vigne vierge, défeuillée pour l’hiver. On comptait deux étages, plus le rez-de-chaussée et les mansardes, un escalier principal, un escalier de service. Pal avait cru comprendre que le père de Laura était dans la finance, mais il se demandait ce que les finances de qui que ce soit pouvaient bien rapporter à pareille époque. Peut-être était-il dans l’armement.

— C’est pas dégueulasse chez toi, dit-il en contemplant la maison.

Laura éclata de rire et s’avança sur le perron. Elle sonna. Comme un visiteur. Pour la surprise.

Richard et France Doyle, les parents de Laura, étaient en train de terminer leur petit-déjeuner. Il était neuf heures du matin. Ils se regardèrent, étonnés : qui pouvait sonner de si bon matin ? Et à la grande porte de surcroît. Peut-être une livraison, mais les livraisons passaient toujours par la porte de service. Curieux, ils se hâtèrent jusqu’à l’entrée, dépassant la bonne qui avait une jambe trop courte. Le père lissa sa moustache et tira sur son nœud de cravate avant d’ouvrir.

— Laura ! s’écria la mère en découvrant sa fille de l’autre côté de la porte.

Et les deux parents l’enlacèrent longuement.

— On a eu droit à une permission, expliqua Laura.

— Une permission ! se réjouit le père. Combien de temps ?

— Juste une semaine.

France masqua une moue déçue.

— Une semaine seulement ? Et tu n’as donné aucune nouvelle !

— Je regrette, Maman.

— Téléphone au moins.

— Je téléphonerai.

Il y avait deux mois que les Doyle n’avaient pas revu Laura ; sa mère la trouva amaigrie.

— On ne vous donne rien à manger !

— C’est la guerre.

La mère soupira.

— Je vais devoir me résoudre à enlever les roses pour semer les plates-bandes. Je mettrai des pommes de terre.

Laura sourit et embrassa encore ses deux parents, avant de présenter Pal, resté poliment en retrait sur le perron avec les bagages.

— Voici Pal. C’est un ami. Un volontaire français. Il n’avait nulle part où aller pendant la permission.

— Un Français ! s’exclama France en français.

Et elle déclara que tous les Français du monde seraient chez elle les bienvenus, surtout les courageux.

— D’où venez-vous ? demanda-t-elle à Pal.

— De Paris, Madame.

Elle s’émerveilla.

— Ah ! Paris… Et quelles sont les nouvelles de Paris ?

— Paris va bien, Madame.

Elle se pinça les lèvres, remords nostalgiques, et ils songèrent tous deux que si Paris allait si bien, Pal ne serait certainement pas là.

France Doyle observa le jeune homme. Il devait avoir l’âge de sa fille, il était beau, un peu maigre, mais on devinait qu’il était musclé. Laura et Pal s’entretenaient avec Richard ; elle n’écoutait plus, elle se contentait de regarder, perdue dans ses propres pensées. Elle perçut quelques bribes du mauvais anglais du visiteur ; elle aimait sa façon de parler, polie, intelligente. Et elle ne douta pas une seconde que sa fille en pinçait pour ce garçon ; elle connaissait bien sa fille. Elle regarda Pal encore, il avait des marques sur les mains, sur le cou. Des écorchures, des marques de guerre. Ni lui, ni sa fille n’étaient à Southampton. Elle le savait, une intuition de mère. Mais où servaient-ils alors ? Pourquoi sa propre fille lui avait-elle menti ? Et, pour chasser son inquiétude, elle appela la bonne pour qu’elle prépare les chambres.

Ce fut une belle journée. Laura emmena Pal à travers Chelsea, et comme le soleil persistait, radieux, ils prirent le métro jusqu’au centre-ville. Ils se promenèrent dans Hyde Park, au milieu de nuées de promeneurs, de rêveurs, et d’enfants. Ils croisèrent la route de quelques écureuils défiant l’hiver, et des poules d’eau près des étangs. Ils déjeunèrent de tartes salées dans une brasserie des bords de la Tamise, puis flânèrent jusqu’à Trafalgar Square, puis, sans se concerter, jusqu’à Northumberland House. Là où tout avait commencé.

De retour chez les Doyle, à la fin de l’après-midi, Pal fut installé dans une jolie chambre du deuxième étage ; il y avait longtemps qu’il n’avait pas eu droit à l’intimité d’une pièce pour lui seul. Il se prélassa un moment sur le lit moelleux et prit ensuite un bain brûlant, se libérant de la crasse du Surrey et de l’Écosse ; dans le miroir de la salle de bains, il contempla longuement son corps, couvert de plaies et de bosses. Puis, séché, rasé, coiffé, mais resté torse nu, il se laissa aller à quelques déambulations dans la chambre tiède, enfonçant ses pieds nus dans l’épaisse moquette. Et il s’arrêta à la fenêtre pour contempler le monde. La nuit tombait à présent, et ce crépuscule-là ressemblait à s’y méprendre à l’aube du matin même, baignant les rues et les jolies maisons calmes dans une atmosphère bleu foncé. Il regarda les jardinets balayés par le vent qui s’était levé, et les grands arbres dénudés de l’avenue animés en cadence par les rafales. Il souffla contre le carreau froid et, dans le cercle de buée, inscrivit le nom de son père ; c’était janvier, le mois de son anniversaire. Ah, comme son père allait être seul, comme il devait se sentir triste et délaissé ! Ils étaient une toute petite famille, et Pal l’avait brisée.

Laura entra dans la chambre sans un bruit, et le fils malheureux ne s’en aperçut que lorsqu’elle posa les mains sur ses côtes marquées d’hématomes.

— Que fais-tu ? interrogea-t-elle, intriguée de le voir à moitié nu à la fenêtre.

— Je pensais.

Elle sourit.

— Tu sais ce que dirait Gros, hein ?

Il secoua la tête, amusé, et ils déclamèrent ensemble, imitant le ton saccadé et mélancolique de leur compagnon : « Pense pas à des choses mauvaises… » Ils rirent.

Laura avait apporté une petite boîte de fard et en appliqua quelques touches sur le visage de Pal, persévérant dans sa manigance qui ne trompait personne. Il la laissa faire, trop heureux qu’elle touche son visage. Elle s’était si élégamment apprêtée, légèrement maquillée, vêtue d’une jupe vert pomme, des perles de nacre aux oreilles. Tellement jolie.