Pal s’étant retourné, elle remarqua la longue cicatrice qui marquait sa poitrine, à l’endroit du cœur.
— Qu’est-ce que tu t’es fait ?
— Rien.
Elle posa sa main sur la cicatrice. Elle aimait décidément ce garçon, mais elle n’oserait jamais le lui avouer. Ils avaient certes passé beaucoup de temps ensemble, durant le stage écossais, mais il avait toujours l’air si sérieux, si préoccupé par les affaires du monde, il n’avait sans doute pas remarqué comme elle le regardait. Elle parcourut la cicatrice du bout du doigt.
— Tu n’as pas pu te faire une marque pareille durant les entraînements.
— Ça date d’avant.
Laura n’insista pas.
— Enfile une chemise, le dîner est prêt.
Elle sortit de la chambre en offrant un sourire à son Français.
Pal vécut à Londres une semaine merveilleuse. Laura lui fit visiter la ville. Bien qu’il y eût passé plusieurs semaines au moment de son recrutement, Londres lui était inconnue. Laura lui montra toutes les blessures du Blitz et les quartiers de cendres ; les bombardements avaient causé d’énormes dégâts, même Buckingham Palace avait été touché, et pendant que la Luftwaffe pilonnait la ville, les Anglais avaient parfois été obligés de se terrer dans le métro. C’est ce qui avait décidé Laura à rejoindre le SOE. Laissant de côté la guerre et ses stigmates, ils allèrent au cinéma, au théâtre, dans les musées. Ils allèrent au zoo royal ; ils lancèrent du pain rassis aux grandes girafes et saluèrent les vieux lions, seigneurs misérables dans leurs cages. Une après-midi, au hasard d’une rue, ils croisèrent deux agents autrichiens, rencontrés à Arisaig House. Parfois Pal se demandait ce que ses amis de Paris étaient devenus : ils étudiaient sûrement, ils se destinaient à être professeur, médecin, ingénieur, courtier, avocat. Lequel d’entre eux pouvait imaginer ce qu’il était en train de faire ?
La veille du départ, Pal se reposait dans sa chambre, seul, allongé sur le lit. France Doyle frappa à la porte et entra, un plateau dans les mains, sur lequel étaient une théière et deux tasses. Pal se leva poliment.
— Alors vous partez demain, hein ? soupira France.
Sa voix avait les mêmes intonations de voix que celle de Laura. Elle s’assit sur le lit, à côté de Pal. Le plateau sur les genoux, elle remplit les tasses en silence. Elle lui en tendit une.
— Qu’est-ce qui se passe vraiment ?
— Je vous demande pardon ?
— Vous savez très bien de quoi je parle.
Elle dévisagea le jeune homme.
— Vous n’êtes pas basés à Southampton.
— Si, Madame.
— Quelle base ?
Pal, surpris par la question, resta d’abord muet. Il ne s’était pas préparé à ce qu’on l’interroge sans Laura ; si elle avait été là, elle aurait su quoi dire. Il essaya de se rattraper, mais l’hésitation avait été trop marquée ; inventer un nom ne servait plus à rien.
— Quelle importance, Madame. Les gradés n’aiment pas qu’on donne des informations sur la base.
— Je sais que vous n’êtes pas à Southampton.
Un long silence envahit la chambre. Pas un silence de gêne, un silence de confidence.
— Que savez-vous au juste ?
— Rien. Mais j’ai vu les marques sur vos corps. Je sens que Laura a changé. Pas en mal, au contraire… Je sais qu’elle n’est pas à la FANY, à transporter des caisses de choux. Transporter des légumes ne vous change pas ainsi en deux mois.
Silence encore. France continua :
— J’ai tellement peur, Pal. Pour elle, pour vous. Je dois savoir.
— Ça ne vous apaisera pas.
— Je m’en doute. Mais au moins, je saurai pourquoi je m’inquiète.
Pal la regarda. Il vit en elle son père. Si elle avait été son père, et qu’il avait été Laura, il aurait voulu qu’elle lui dise. C’était insupportable pour lui que son père ne sache rien. Comme s’il n’existait plus.
— Jurez-moi de ne rien répéter.
— Je le jure.
— Jurez mieux. Jurez sur votre âme.
— Je jure, fils.
Elle l’avait appelé fils. Il se sentait moins seul soudain. Il se leva, vérifia que la porte était bien fermée, se rassit près de France et murmura :
— Nous avons été recrutés par les services secrets.
La mère mit une main devant sa bouche.
— Mais vous êtes si jeunes !
— C’est la guerre, Madame. Et vous ne pouvez rien y faire. Vous ne pouvez pas empêcher Laura. Ne lui dites rien, ne faites semblant de rien. Si vous croyez en Dieu, priez. Si vous n’y croyez plus, priez quand même. Soyez rassurée, il ne nous arrivera rien.
— Veillez sur elle.
— Je veillerai.
— Jurez aussi.
— Je le jure.
— Elle est si fragile…
— Moins que vous ne le pensez.
Il lui sourit pour la rassurer. Ils restèrent longtemps ensemble, en silence.
Le lendemain, Pal et Laura quittèrent la maison de Chelsea après le déjeuner. Au moment du départ, la mère, s’approchant de Pal pour le saluer, glissa discrètement quelques livres sterling dans la poche de son manteau.
— Achetez-lui du chocolat, murmura-t-elle. Elle aime tant le chocolat.
Il acquiesça, esquissa un dernier sourire. Et ils partirent.
11
Le père se renseignait attentivement sur le cours de la guerre. Il avait tellement peur. Chaque fois qu’il entendait parler de morts, il pensait à son fils. À la radio, les bulletins d’informations le faisaient sursauter. Il étudiait ensuite la carte de l’Europe et il se demandait où son fils se trouvait. Et avec qui ? Et au nom de quoi se battait-il ? Pourquoi fallait-il que les enfants fassent la guerre ? Souvent, il regrettait de ne pas être parti à sa place. Ils auraient dû échanger leurs rôles : Paul-Émile serait resté à Paris, bien à l’abri, et lui serait parti au front. Il ne savait ni où ni comment, mais il l’aurait fait si cela avait pu retenir son fils.
À ceux qui lui avaient posé des questions, il avait simplement dit : « Paul-Émile s’est absenté. » Il n’avait rien ajouté. Aux amis de son fils venus sonner à la porte, à la concierge qui s’était étonnée de ne plus croiser Paul-Émile, toujours la même rengaine : « Il n’est pas là, il s’est absenté. » Et il fermait la porte ou continuait son chemin pour clore une bonne fois pour toutes la conversation.
Souvent, il regrettait de ne pas l’avoir enfermé dans une pièce. Il l’aurait enfermé pendant toute la guerre. À clé, pour qu’il ne parte jamais. Mais comme il l’avait laissé partir, il ne verrouillait plus la porte de l’appartement, pour être bien certain qu’il puisse revenir. Tous les matins, en partant à son travail, il vérifiait consciencieusement qu’il n’avait pas fermé à clé. Parfois il revenait sur ses pas pour vérifier encore. On n’est jamais trop prudent, songeait-il.
Le père était « fonctionnaire pas important » ; il mettait des tampons sur des documents, il était employé aux écritures. Il espérait que son fils deviendrait une grande âme, car lui-même ne se trouvait guère intéressant. Lorsque son chef lui renvoyait des documents pour correction, avec quelques appréciations désobligeantes dans les marges, le père pestait : « Minable ! Minable ! », sans trop savoir s’il s’adressait à son chef ou à lui-même. Oui, son fils serait quelqu’un d’important. Directeur de cabinet, ou ministre. Plus le temps passait, et plus le père était fier de lui.