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À la pause de midi, il se précipitait dans le métro, rentrait chez lui, et se jetait sur le courrier : son fils avait promis d’écrire. Il attendait ses lettres avec désespoir, mais elles n’arrivaient jamais. Pourquoi n’écrivait-il donc pas ? Il s’inquiétait de ne pas avoir de nouvelles, il priait pour qu’il ne lui soit rien arrivé. Et le père, amaigri, regardait encore dans la boîte aux lettres pour être sûr qu’il n’avait rien raté, puis il levait les yeux avec tristesse vers le ciel de janvier. Ce serait bientôt son anniversaire, et son fils lui ferait sûrement signe. Son fils n’avait jamais oublié son anniversaire ; il trouverait un moyen de le contacter.

12

Sur une route déserte du Cheshire, dans l’obscurité du black-out, Gros marchait, solennel, son peigne à la main. Essoufflé, il s’arrêta un instant et recoiffa ses affreux cheveux. Malgré le froid glacial de janvier, il suait dans ses vêtements trop étroits ; il n’aurait pas dû tant courir. Il s’essuya le visage du revers de la manche, prit une ample respiration pour se donner du courage, et parcourut les derniers mètres qui le séparaient du pub. Il regarda sa montre, il était vingt-trois heures trente. Il avait deux bonnes heures devant lui. Deux heures d’exquis bonheur. La nuit, lorsque tous dormaient, il s’enfuyait.

*

Au terme de leur permission, les onze stagiaires de la Section F avaient rejoint la base aérienne de Ringway, près de Manchester, où se déroulait le troisième stage du SOE. Ils devaient y rester jusqu’au début février. Tous les aspirants du Service passaient par Ringway, l’un des principaux centres d’entraînement au parachutisme de la Royal Air Force, le parachutage constituant le moyen le plus efficace pour transporter les agents de Grande-Bretagne jusque dans les pays occupés.

Ils y étaient arrivés une dizaine de jours plus tôt et si, d’une manière générale, leur formation, dispensée dans l’urgence de la situation européenne, pouvait parfois laisser songeur — quelques mois d’entraînement accéléré entre science militaire et improvisation —, le doute avait culminé le premier jour à Ringway, lorsqu’ils furent gratifiés d’une démonstration calamiteuse de la méthode de parachutage que le SOE avait mise au point. Grâce à un ingénieux système de câble, le parachutiste n’avait absolument rien d’autre à faire que de se laisser tomber depuis un trou dans le plancher de l’avion ; un filin accroché au parachute et relié à la cabine ouvrirait automatiquement la toile à la bonne hauteur, et l’agent n’aurait plus qu’à atterrir comme il l’aurait appris durant ses entraînements. Ainsi, les stagiaires, alignés sur un terrain de la base, avaient observé, attentifs, un bombardier larguer en rase-mottes des sacs de terre munis dudit dispositif. Mais, si un parachute s’était effectivement déployé au-dessus du premier sac quelques dizaines de mètres après son largage, le second puis le troisième sacs s’étaient écrasés au sol dans un bruit sourd sans qu’il se soit rien passé. Le quatrième sac avait plané sous un beau parachute blanc, mais le cinquième s’était écrasé de nouveau. En demi-cercle, les stagiaires avaient contemplé le spectacle, épouvantés, imaginant leurs futurs cadavres dévalant du ciel.

« Seigneur !  » avait gémi Claude, les yeux écarquillés.

« Nom de Dieu ! » avait blasphémé Aimé à côté de lui.

« Saloperie ! » avait lâché Key.

« C’est une blague, hein ? » avait demandé Faron au lieutenant Peter.

Mais le Lieutenant avait agité la tête sans se laisser démonter, et David, blême lui aussi, avait traduit : « Ça va fonctionner, ça va fonctionner, vous allez voir.  » Dans l’avion, l’équipage ne s’était pas découragé non plus, continuant à jeter les sacs. Un parachute s’était ouvert, puis un autre, signe encourageant, et le Lieutenant avait exulté. Mais sa joie avait été de courte durée : le sac suivant s’était lamentablement écrasé dans l’herbe humide, donnant aux stagiaires des maux de ventre.

Malgré cet épisode, ils s’étaient entraînés durement, comme ils l’avaient toujours fait, hantant les pistes et les hangars. L’école de Ringway n’en faisait certes pas des experts en parachutisme, d’où le système d’ouverture automatique. Mais ils devaient être prêts à sauter dans des conditions difficiles, à basse altitude et de nuit. Le plus important était de réussir son atterrissage, jambes pliées et serrées, bras le long du corps, en effectuant un roulé-boulé simple, mais qu’il ne fallait pas rater sous peine de se rompre les os. Ils s’étaient exercés d’abord au sol, puis à des petites hauteurs, sur une chaise, un escabeau et, dernière étape, une échelle. Depuis l’échelle, Claude avait hurlé à chaque fois qu’il s’était élancé. Entre les exercices de saut, il y avait eu des exercices physiques pour ne rien perdre de l’instruction écossaise, la découverte du matériel aéronautique, et surtout la rencontre avec les avions : les bombardiers Whitley, qui les largueraient au-dessus de la France, et les Westland Lysander, des petits avions de quatre places, sans armement mais capables d’atterrir et de décoller sur de très courtes distances, et qui viendraient les récupérer sur le terrain en fin de mission, au nez et à la barbe des Allemands. Pendant la visite des appareils au sol, les stagiaires, heureux comme des enfants, s’étaient installés dans les cockpits pour jouer avec les instruments de bord. Stanislas avait essayé sans succès d’initier ses camarades au maniement des commandes, mais tous se bornaient à appuyer, au hasard, sur tous les boutons, tandis que Gros et Frank s’époumonaient dans les casques-micros. L’instructeur, impuissant et dépité, était resté sur le tarmac, ne pouvant que constater la débandade. À côté de lui, Claude, inquiet, avait demandé s’il y avait un risque quelconque que l’un de ses camarades, dans l’agitation, largue une bombe de plusieurs tonnes à même la piste.

Le SOE se refusait à faire habiter ses recrues à Ringway où s’entraînaient en même temps qu’eux des soldats de l’armée britannique, commandos parachutistes et troupes aéroportées : une trop grande promiscuité, même avec des militaires, était jugée dangereuse pour de futurs agents secrets. Les différentes sections étaient donc toutes logées à Dunham Lodge, dans le Cheshire, et les stagiaires faisaient quotidiennement le trajet jusqu’à la base en camionnette. Ainsi avaient-ils repéré un pub, sur la route de Ringway, et comme au terme de leur première semaine ils avaient obtenu une permission de quelques heures, ils s’y étaient tous rendus. À peine entrés dans l’établissement, ils s’étaient bruyamment éparpillés entre les cibles des fléchettes et les tables de billard, mais Gros était resté planté sur le parquet collant, paralysé, subjugué : il venait de voir, juste derrière le comptoir, celle qu’il considérait être la femme la plus extraordinaire du monde. Il l’avait contemplée pendant de longues minutes, et il avait été irradié par un soudain bonheur qu’il ne s’expliquait pas : il l’aimait. Sans l’avoir vue plus de quelques instants, il l’aimait. Alors, timidement, il s’était installé au comptoir et il l’avait admirée encore, cette brune menue qui distribuait des pintes de bière avec une grâce infinie. Il devinait, sous son chemisier serré, sa taille de guêpe et son corps fin ; il aurait voulu la serrer contre lui, et inconsciemment, sur son tabouret, il s’était enlacé lui-même, retenant son souffle pendant de longues minutes. Puis il s’était mis à commander des bières, des quantités de bières, balbutiant dans son anglais pitoyable, juste pour qu’elle lui prête attention, et il avait bu chaque chope d’un trait, pour vite en commander une autre. À ce rythme, il n’avait pas fallu longtemps pour que Gros fût complètement ivre, et sa vessie sur le point d’exploser. Il avait convoqué Key, Pal et Aimé pour une réunion de crise dans les toilettes du pub.