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— Mais, nom de Dieu, dans quel état tu t’es mis, Gros ! s’était d’abord emporté Key. Si le Lieutenant te voit comme ça, c’en est fini des permissions !

Key n’avait pu s’empêcher ensuite d’éclater de rire, devant le spectacle de Gros saoul. Les yeux plissés comme ceux d’un myope sans lunettes, il toisait ses camarades, vacillant légèrement, s’agrippant aux parois sales des toilettes, cherchant son équilibre car la tête lui tournait ; comme il s’embrouillait dans ses mots, il agitait les mains pour mieux expliquer aux autres, mais c’était son immense corps tout entier qui bougeait. Il balançait sa tête d’avant en arrière, déployant son énorme menton, agitant ses cheveux trop longs, avec des allures comiques, parlant trop fort et sur un ton à la fois sérieux et monocorde.

— Je suis mal, camarades, avait-il fini par déclarer.

— Ça, on voit, avait répondu Aimé.

— Non… Mal d’amour. C’est à cause de la fille du bar. (Il détacha les syllabes.) La-fille-du-bar.

— Quoi, la fille du bar ?

— Je l’aime.

— Comment ça, tu l’aimes ?

— Je l’aime d’amour.

Ils avaient ri. Même Pal, qui connaissait pourtant l’amour soudain. Ils avaient ri parce que Gros ne savait pas aimer ; il parlait des filles, des putes, de ce qu’il connaissait. Mais l’amour, il ne savait pas.

— T’as trop bu, Gros, lui avait dit Aimé en lui tapant sur l’épaule. On ne peut pas aimer quelqu’un qu’on ne connaît pas. Même les gens qu’on connaît bien, on a parfois de la peine à les aimer.

Ils avaient ri, et ils avaient ramené Gros à Dunham Lodge, pour le faire dessoûler. Mais le lendemain, dégrisé, Gros n’avait rien oublié de son amour ; et alors que les stagiaires effectuaient leur premier saut depuis un bombardier Whitley, et que tous se tordaient de peur, repensant aux sacs de terre, il n’avait pensé qu’à elle. Emmitouflé dans sa combinaison verte, casque sur la tête et lunettes vissées sur les yeux, le géant, planant au-dessus de l’Angleterre, avait l’esprit complètement chaviré.

Depuis ce premier saut, Gros avait décidé de prendre sa vie en main. Il y avait à présent trois nuits qu’il s’enfuyait de Dunham Lodge dans le plus grand secret, violant la loi militaire, pour retrouver celle qu’il aimait. Il quittait le dortoir à pas feutrés : si un camarade s’inquiétait de le voir se lever, il prétextait des maux de ventre et quelques mauvais vents à aller éparpiller dans les couloirs, et le camarade, somnolent, plein de gratitude, se rendormait aussitôt. Et Gros se faufilait dehors ; dans l’obscurité du black-out, il s’en allait sur la petite route déserte qui menait jusqu’au pub, le cœur battant et courant vers son destin. Il courait comme un dératé, puis il marchait en s’épongeant le front car il ne voulait pas qu’elle le voie transpirer, puis il courait encore, car il ne voulait pas perdre une seconde de plus sans la voir.

Lorsqu’il entrait dans le pub, son cœur explosait de trac et d’amour. Il se donnait des airs décontractés, puis cherchait l’aimée du regard dans la foule des anonymes. Lorsqu’il la voyait enfin, son cœur explosait de bonheur. Il s’installait au comptoir, et attendait qu’elle vienne le servir.

Il préparait ses mots, mais il n’osait pas parler, parce qu’elle l’intimidait et parce que son anglais était incompréhensible. Alors il commandait sans cesse, juste pour avoir l’illusion d’un échange, et toute sa solde y passait. Il ne voulait rien savoir d’elle, car, tant qu’il ne saurait rien, elle resterait la femme la plus extraordinaire du monde. Il pouvait tout imaginer d’elle : sa douceur, sa gentillesse, ses passions. Elle était exquise, charmante, drôle, délicieuse, sans le moindre défaut, absolument parfaite. Ils avaient d’ailleurs les mêmes goûts, les mêmes envies ; elle était la femme de ses rêves. Oui, tant qu’ils ne se connaissaient pas, il pouvait tout imaginer : elle le trouvait beau, spirituel, courageux et plein de talent. Elle l’attendait tous les soirs et s’il tardait un peu elle désespérait qu’il vienne.

Ainsi Gros, à force de solitude, avait-il estimé que les plus belles histoires d’amour étaient celles qu’il s’inventait, parce que les amants de son imagination ne se décevaient jamais mutuellement. Et il pouvait rêver que quelqu’un l’aimait.

*

Le soir, lorsque les stagiaires pouvaient profiter d’un peu de temps libre, Laura et Pal se retrouvaient secrètement dans un minuscule salon adjacent au mess. Pal apportait le roman commencé à Lochailort et qu’ils n’avaient toujours pas terminé ; il lisait lentement, volontairement. Il n’y avait dans la pièce qu’un seul large fauteuil, et c’était lui qui s’y asseyait d’abord, puis Laura s’installait contre lui. Elle dénouait ses cheveux blonds, il en respirait le parfum en fermant les yeux. Si elle le surprenait, elle l’embrassait sur la joue ; pas un baiser furtif, un baiser appuyé. Il restait grisé et elle s’amusait de son petit effet. « Allez, lis maintenant », disait-elle, feignant l’impatience. Et Pal obéissait, conquis. Parfois, il lui apportait même un peu de chocolat, acheté au prix fort avec l’argent de France Doyle à un stagiaire hollandais. Ils se croyaient seuls dans le petit salon. Ils n’avaient jamais remarqué la paire d’yeux qui les épiait par l’entrebâillement de la porte. Gros les observait, ému ; il les trouvait magnifiques. En les voyant, il pensait à son aimée, et il l’imaginait contre lui, l’enlaçant. Oui, ils s’enlaceraient un jour, ils s’enlaceraient sans s’en lasser jamais.

Gros ne pensait plus qu’à l’amour. Il considérait que l’amour pourrait sauver les Hommes. Un soir, après avoir admiré Pal et Laura dans leur cachette, il rejoignit ses camarades dans les dortoirs où se tenaient toujours d’interminables conversations. Effectivement, il trouva Stanislas, Denis, Aimé, Faron, Key, Claude, Frank et Jos, étendus sur les lits, les mains derrière la tête, en pleine discussion.

— De quoi vous parlez ? demanda Gros en entrant.

— On parle de filles, répondit Frank.

Gros esquissa un sourire. Sans le savoir, ses camarades parlaient d’amour, et l’amour les sauverait.

— Je me demande si on retrouvera les Norvégiennes, déclara Jos. Moi, je les aimais bien.

— Les Norvégiennes… soupira gaiement Key. Je me demande ce qu’on aurait fait à Lochailort si elles n’avaient pas été là.

— La même chose, répondit Denis, pragmatique. Courir et courir.

Les plus jeunes, Gros, Key, Faron et Claude, savaient que ce n’était pas vrai : ils s’étaient parfois faits beaux, simplement parce qu’ils risquaient de les croiser et qu’ils ne voulaient pas avoir l’air misérables.

— Ah, mes gamins ! s’exclama Aimé. Vous êtes tous de vrais gamins. Un jour, vous vous marierez, et c’en sera fini de la petite drague. J’espère que je serai invité aux mariages…

— T’en seras, dit Key. Vous en serez tous.

Denis sourit d’aise.

— T’es marié, toi ? lui demanda Aimé.

— Une femme et deux gamins qui m’attendent bien sagement au Canada.

— Ils te manquent, hein ?

— Bien sûr qu’ils me manquent. Dieu ! C’est ma famille, quoi… Monde de malheur, je vous dis.

— Quel âge ils ont, tes gamins ?

— Douze et quinze. (S’adressant aux plus jeunes.) Vous me rappelez un peu les miens. Ils seront bientôt des petits hommes, eux aussi.