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— Et toi, Stan, pas marié ? fit Key.

— Pas marié.

Il y eut un silence triste. Key relança la conversation :

— En tout cas, c’est pas ici qu’on risque de se trouver une femme.

— Y a toujours Laura, suggéra Faron.

— Laura, elle est avec Pal, répliqua Aimé.

— Où sont-ils d’ailleurs ? demanda Stanislas.

Il y eut un éclat de rire général. Gros ne parla pas de leur cachette : ils étaient si beaux, ensemble. Il ne voulait pas que les autres viennent les déranger. Les autres ne comprenaient rien au vrai amour.

— Ils sont peut-être en train de baiser, railla Faron. Veinard de Pal ! Ça fait longtemps que j’ai pas baisé.

— Baiser est une bonne priorité, décréta Key, déclenchant quelques vivats.

— Baiser, c’est rien, s’écria Gros. Faut plus…

— Et quoi donc ? le moqua Faron.

— Pendant le congé, j’étais chez les putes de Soho. Pute le matin, pute le midi, pute le soir. Rien que des putes, toute la journée. Et puis y en a une qui m’a tapé dans l’œil, une fille de Liverpool qui tapinait sur Whitefield Street. Figurez-vous qu’on s’est plus quitté ensuite, plusieurs jours au lit, presque comme des amoureux, et quand je lui ai dit que je partais pour de bon, elle m’a serré fort dans ses bras. Gratuitement. C’est pas de l’amour, ça ?

Il se dressa sur son lit et contempla ses camarades. Il répéta :

— C’est pas de l’amour ça, hein ? C’est pas de l’amour, nom de Dieu ?

Ils hochèrent tous la tête.

— Si, Gros, répondit Key. Elle t’aime, c’est sûr.

— Alors vous voyez, baiser, c’est rien si on vous serre pas dans les bras ensuite. Faut baiser avec de l’amour !

Il y eut un silence, et tous remarquèrent que Claude n’avait plus pipé mot depuis un moment.

— Ça va, Claude ? demanda Aimé.

— Ça va.

Et Gros posa la question qui les taraudait tous :

— Cul-Cul, si tu s’rais curé, tu baiserais plus ?

— Non.

— Plus jamais ?

— Plus jamais.

— Même les putes ?

— Ni les putes, ni personne.

Gros secoua la tête.

— Pourquoi faut pas baiser quand on est curé ?

— Parce que Dieu veut pas.

— Eh ben, on voit qu’il a jamais eu les bourses pleines !

Claude blêmit, les autres éclatèrent de rire.

— T’es con, Gros, dit Key. T’es con mais tu me fais marrer.

— Ch’uis pas con, je demande, quoi. Ben merde, on a le droit de se demander pourquoi les curés ça baise pas. Tout le monde baise, tout le monde. Alors pourquoi les cul-cul y z’auraient pas aussi des petites histoires de cul ? Ça veut dire quoi, que personne veut baiser avec Claude ? Il est pas moche, Claude, il a le droit de baiser comme tout le monde. Et même si c’était le plus moche des moches, le roi des moches, il aurait le droit d’aller se payer des putes, des gentilles petites putes qui s’occuperaient bien de lui. Je t’emmènerai aux putes, Cul-Cul, si tu veux.

— Non, merci, Gros.

Ils rirent encore. Certains commençaient à s’assoupir, il se faisait déjà tard, et chacun se prépara à aller se coucher. Pal et Laura rejoignirent discrètement leurs camarades. Gros fit le tour des chambres pour les salutations nocturnes. Il faisait ça chaque soir, pour s’assurer que tout le monde était dans les dortoirs et qu’on ne le surprendrait pas en pleine évasion. Lorsqu’il retourna dans sa chambre, Key somnolait, Pal semblait assoupi, et Claude eut à peine la force d’appuyer sur l’interrupteur à côté de son lit pour éteindre la lumière. Dans l’obscurité, Gros sourit. Tous ne tarderaient pas à dormir profondément. Bientôt, il se relèverait.

*

Au terme de leur deuxième semaine, les stagiaires durent effectuer une série de sauts qui leur donnèrent des haut-le-cœur. Le troisième stage était le plus effrayant et le plus dangereux de la formation du SOE : les parachutistes s’entraînaient à des sauts risqués, à basse altitude, car pour survoler les pays occupés sans être repérés par les radars ennemis, les bombardiers de la RAF volaient à deux cents mètres d’altitude environ. Le saut ne durait que quelques secondes, une vingtaine tout au plus. La procédure en était parfaitement réglée : depuis le cockpit, le pilote et le navigateur météo avaient la responsabilité de définir le moment du saut, par rapport à l’altitude et la position géographique, et d’en donner l’ordre à la cabine, où un dispatcher, chargé de gérer le largage des parachutistes et du matériel, organisait l’ordre de passage. Une lumière rouge s’allumait lorsque l’avion survolait la zone de largage ; le dispatcher plaçait tour à tour les agents au-dessus d’une ouverture dans le plancher de l’avion, puis, d’une tape sur l’épaule, donnait le signal du saut. Il fallait alors se laisser tomber dans le vide, puis le filin métallique se tendait et le parachute s’ouvrait tout seul, portant le corps dans les airs quelques instants de plus. La secousse de l’ouverture du parachute leur rappelait de se préparer à toucher le sol dans une poignée de secondes. Ils repliaient rapidement les jambes et atterrissaient comme ils l’avaient appris, ce qui, dans le meilleur des cas, équivalait à tomber de trois ou quatre mètres.

La fin de la deuxième semaine d’entraînement à Ringway marqua la fin du mois de janvier. Et ce fut l’anniversaire du père. Pal y songea toute la journée, il regrettait de ne pas pouvoir lui faire signe ; pas de lettre, pas de téléphone, rien. Son père allait croire qu’il l’avait oublié. Il était triste. Au soir, il était tellement tourmenté qu’il ne parvint pas à trouver le sommeil malgré la fatigue. Tous ses camarades ronflaient depuis une bonne heure mais lui cogitait encore, fixant le plafond depuis son lit étroit. Ah, il avait tellement envie de serrer son père contre lui. « Bonne fête, lui dirait-il, merveilleux père. Regarde ce que je suis devenu grâce à ta belle éducation. » Et il lui offrirait quelques beaux cadeaux, un livre rare déniché chez un bouquiniste des bords de Seine, une petite aquarelle qu’il aurait peinte lui-même, une photographie dans un beau cadre pour son bureau un peu triste. Avec sa solde de l’armée britannique, il pourrait même lui offrir une jolie veste, dans un tweed anglais qui lui irait parfaitement. Il avait des idées à revendre et, dès ce jour, il économiserait pour combler son père lorsqu’ils se retrouveraient. Il rêvait du voyage qu’ils feraient ensemble, le paquebot jusqu’à New York, première classe évidemment, il en aurait les moyens. Ou, mieux encore, ils prendraient l’avion, et en un rien de temps ils rejoindraient des horizons nouveaux ; les jours de pluie à Paris, ils partiraient vers le sud, explorer la Grèce ou la Turquie, et ils se baigneraient dans la mer. Et son père le tiendrait pour le plus formidable des fils, il lui dirait : « Fils, comme j’ai de la chance de t’avoir », et le fils répondrait : « Ce que je suis, je te le dois. » Et il lui présenterait Laura, aussi. Peut-être viendrait-elle vivre à Paris. En tout cas, les dimanches, ils iraient dans les meilleurs restaurants, le père mettrait sa nouvelle veste anglaise si élégante, Laura ses boucles d’oreilles nacrées, et tout le monde, serveur, maître de rang, sommelier, clients, voituriers, les trouverait superbes. À la fin du repas, les mains jointes sous la table, le père, conquis par Laura, prierait en secret pour un mariage et pour des petits-enfants. Et ce serait la plus belle vie qu’ils aient pu imaginer. Oui, Pal songeait à épouser Laura car, plus il la côtoyait, plus il se persuadait qu’elle était la seule femme qu’il pourrait jamais aimer vraiment dans toute sa vie.