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Les nuits d’insomnie, Pal quittait le dortoir où ses camarades, épuisés par les entraînements, dormaient tout leur saoul. Il se promenait à travers le manoir glacial dans lequel le vent s’engouffrait comme s’il n’y avait ni portes ni fenêtres. Il se sentait fantôme écossais, lui le Français errant ; il passait par les cuisines, le réfectoire, par la grande bibliothèque ; il regardait sa montre, puis les horloges, et comptait combien de temps il restait avant d’aller fumer avec les autres. Parfois, pour chasser les pensées cafardeuses, il réfléchissait à une histoire drôle pour se divertir lui-même et, s’il la trouvait bonne, il la notait pour la raconter aux autres stagiaires le lendemain. Lorsqu’il ne savait plus quoi faire, il allait passer de l’eau sur ses courbatures et ses plaies, et dans le siphon du lavabo il récitait son prénom, Paul-Émile, Pal comme on l’appelait ici, car presque tout le monde avait reçu un surnom. À nouvelle vie, nouveau nom.
Tout avait commencé à Paris des mois plus tôt, lorsque par deux fois, avec un de ses amis, Marchaux, il avait peint des croix de Lorraine sur un mur. La première fois, tout s’était bien passé. Alors ils avaient recommencé. La seconde expédition avait eu lieu une fin d’après-midi, dans une ruelle. Marchaux guettait, Pal peignait, et alors qu’il s’appliquait, il avait senti une main lui attraper l’épaule et il avait entendu : « Gestapo ! » Il avait senti son cœur s’arrêter de battre, il s’était retourné : un grand type le tenait fermement par une main et Marchaux de l’autre. « Bande de petits cons, avait pesté l’homme, vous voulez crever pour de la peinture ? La peinture ça ne sert à rien ! » Le type n’était pas de la Gestapo. Au contraire. Marchaux et Pal l’avaient revu à deux reprises. La troisième réunion s’était tenue dans l’arrière-salle d’un café des Batignolles, avec un homme qu’ils n’avaient encore jamais vu, Anglais apparemment. L’homme leur avait expliqué être à la recherche de Français courageux, prêts à se joindre à l’effort de guerre.
Ainsi étaient-ils partis. Pal et Marchaux. Une filière les avait conduits en Espagne, via la zone Sud et les Pyrénées. Marchaux avait alors décidé de bifurquer pour l’Algérie. Pal voulait continuer vers Londres. On disait que tout se jouait là-bas. Il avait gagné le Portugal puis l’Angleterre, par avion. À son arrivée à Londres, il avait transité par le centre d’interrogatoires de Wandsworth — passage obligé pour tous les Français débarquant en Grande-Bretagne — et dans la mêlée des pleutres, des valeureux, des patriotes, des communistes, des brutes, des vétérans, des désespérés et des idéalistes, il avait défilé devant les services de recrutement de l’armée britannique. L’Europe fraternelle coulait, comme un bateau construit trop à la hâte. Depuis deux ans il y avait la guerre, dans les rues et dans les cœurs, et chacun réclamait sa part.
Il n’était pas resté longtemps à Wandsworth. On l’avait rapidement conduit à Northumberland House, un ancien hôtel situé à côté de Trafalgar Square et réquisitionné par le ministère de la Défense. Là-bas, dans une pièce nue et glaciale, il y avait eu de longs entretiens avec Roger Calland, Français comme lui. Les entrevues s’étaient échelonnées sur plusieurs jours : Calland, psychiatre de métier, était devenu recruteur pour le Special Operations Executive, une branche d’actions clandestines des services secrets britanniques, et Pal l’intéressait. Le jeune homme, ignorant tout du destin qu’on lui préparait, s’était contenté de répondre avec application aux questions et aux formulaires, heureux de pouvoir apporter sa petite contribution à l’effort de guerre. Si on le jugeait utile comme mitrailleur, il serait mitrailleur, ah ! comme il mitraillerait bien depuis sa tourelle ; si c’était mécanicien, il serait mécanicien, et il serrerait les boulons comme personne ne les serrerait jamais ; et si les têtes pensantes anglaises lui attribuaient un rôle de petit clerc dans une imprimerie de propagande, il porterait les palettes d’encre avec enthousiasme.
Mais Calland avait bientôt jugé que Pal réunissait les critères des bons agents de terrain du SOE. C’était un garçon tranquille et discret, le visage doux, plutôt beau, et le corps robuste ; il était un furieux patriote sans être l’une de ces têtes brûlées qui pourraient faire perdre une compagnie, ni l’un de ces amoureux éconduits et déprimés qui voulaient la guerre parce qu’ils voulaient la mort. Il s’exprimait bien, avec sens et vigueur, et le médecin l’avait écouté avec amusement lui expliquer que, oui, il s’appliquerait bien à l’imprimerie mais qu’il faudrait lui apprendre un peu, parce que l’imprimerie, il ne connaissait pas très bien, mais qu’il aimait écrire des poésies et se donnerait une peine folle pour faire de beaux tracts, des tracts magnifiques, que l’on larguerait en fanfare depuis les bombardiers et que les pilotes déclameraient dans leur cockpit avec émotion car, finalement, faire des tracts c’était aussi faire la guerre.
Et Calland avait inscrit sur ses feuilles de notes que le jeune Pal était de ces gens de valeur qui souvent s’ignorent, ce qui ajoute la modestie à toutes leurs qualités.
Le SOE avait été imaginé par le Premier ministre Churchill lui-même au lendemain de la déroute anglaise à Dunkerque. Conscient qu’il ne pourrait pas affronter les Allemands de front avec une armée régulière, il avait décidé de s’inspirer des mouvements de guérillas pour combattre à l’intérieur des lignes ennemies. Et son concept était remarquable : le Service, sous direction britannique, recrutait des étrangers en Europe occupée, les entraînait et les formait en Grande-Bretagne, puis les renvoyait ponctuellement dans leur pays d’origine, où ils passaient inaperçus parmi la population locale, pour mener des opérations secrètes derrière les lignes ennemies — renseignement, sabotages, attentats, propagande et formation de réseaux.
Lorsque toutes les vérifications de sécurité avaient été effectuées, Calland avait finalement abordé le sujet du SOE avec Pal. C’était à la fin du troisième jour à Northumberland House.
— Serais-tu prêt à mener des missions clandestines en France ? avait demandé le médecin.
Le cœur du jeune homme s’était mis à battre fort.
— Quel genre de mission ?
— La guerre.
— Dangereux ?
— Très.
Puis, sur le ton de la confidence paternelle, Calland avait très succinctement expliqué le SOE, du moins ce que le brouillard de secrets qui entourait le Service lui permettait de révéler, car il fallait que le garçon saisisse tout l’enjeu d’une telle proposition. Sans tout comprendre, Pal comprenait.
— Je ne sais pas si je serai capable, avait-il dit.
Il avait blêmi, lui qui s’était imaginé mécanicien sifflotant, typographe chantonnant, et à qui l’on proposait à demi-mot de rejoindre les services secrets.
— Je vais te laisser du temps pour réfléchir, avait dit Calland.
— Bien sûr, du temps…
Rien n’empêchait Pal de dire non, de rentrer en France, de retrouver sa quiétude parisienne, d’embrasser à nouveau son père et de ne plus jamais le quitter. Mais il savait déjà, dans le fond de son âme tourmentée, qu’il ne refuserait pas. L’enjeu était trop important. Il avait parcouru tout ce chemin pour rejoindre la guerre, et à présent, il ne pouvait plus renoncer. L’estomac noué, les mains tremblantes, Pal avait regagné la chambre dans laquelle on l’avait installé. Il avait deux jours pour réfléchir.
Pal avait retrouvé Calland à Northumberland House le surlendemain. Pour la dernière fois. Il n’avait plus été conduit dans la même sinistre salle d’interrogatoire, mais dans une pièce agréable, bien chauffée, avec des fenêtres donnant sur la rue. Sur une table, on avait disposé des biscuits secs et du thé, et comme Calland s’était absenté un instant, Pal s’était jeté sur la nourriture. Il avait faim, il n’avait presque rien mangé depuis deux jours, à cause de l’angoisse. Et il avait englouti, et englouti encore, il avait avalé sans mâcher. La voix de Calland l’avait soudain fait sursauter.