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Immobile dans son lit, il écoutait les ronflements, ces grognements inconnus il y a quelques mois encore, et qui, aujourd’hui, étaient des refrains apaisants. Et il songeait qu’ils feraient une belle famille, lui, son père et Laura. C’est alors qu’il remarqua dans l’obscurité l’énorme silhouette de Gros qui se levait de son lit, et marchait sur la pointe des pieds pour sortir de la chambre.

13

Discrètement, il suivait Gros en silence, à travers les longs couloirs de Dunham Lodge, ombre parmi les ombres. Lorsqu’il avait quitté la chambre, Pal avait remarqué avec effarement que Gros était en manteau. Il n’osait pas se montrer, tiraillé entre interrogations et peur. Gros était-il un traître ? Non, pas Gros, pas cet homme si doux. Peut-être allait-il dans les étages, chez les Yougoslaves, pour voler de la nourriture. Mais pourquoi un manteau ? Lorsque Gros, rampant et se dissimulant, passa la porte d’entrée du Lodge et disparut dans la nuit, Pal ne savait plus quoi penser. Devait-il donner l’alerte ? Il décida de le suivre, et sortit à son tour. Il n’était pas habillé pour affronter le froid de la nuit, mais l’adrénaline l’empêcha de s’en rendre compte. Gros avançait vite, sur la route déserte et obscure, comme s’il connaissait son chemin. Il avançait d’un bon pas, il se mit même à courir, puis s’arrêta net. Pal se jeta derrière un buisson, pensant être découvert, mais Gros ne se retourna pas ; il fouillait dans ses poches puis en sortit un petit objet oblong. Un émetteur radio ? Pal ne respirait plus : si Gros-le-traître le découvrait à présent, il le tuerait sûrement. Mais Gros n’avait pas une radio en main. C’était un peigne. Et Pal observa, stupéfait, Gros qui se coiffait, sur une petite route, au cœur de la nuit. Il ne comprenait plus rien.

*

Gros poussa un petit cri presque féminin et lâcha son peigne dans une flaque de boue ; il n’osait même pas se retourner pour voir qui avait crié son nom. Ce n’était pas le lieutenant Peter, il aurait reconnu l’accent, le Lieutenant l’appelait Gros lui aussi, mais dans sa bouche cela sonnait plutôt « Gwouo  ». C’était peut-être David l’interprète. Oui, c’était David. Il était bon pour la prison militaire, la cour martiale, la peine de mort peut-être. Comment expliquer aux officiers du SOE qu’il désertait Dunham Lodge tous les soirs pour aller retrouver une femme ? On le fusillerait, publiquement peut-être pour l’exemple. Tout son corps se mit à trembler, son cœur cessa de battre, et des larmes lui montèrent aux yeux.

— Gros, nom de Dieu, qu’est-ce que tu fous ?

Le cœur de Gros redémarra. C’était Pal. Son bon Pal. Ah, Pal, comme il l’aimait ! Oui, il l’aimait plus que jamais ce soir-là. Ah, Pal, courageux combattant, fidèle ami, et de la gueule avec ça, du charisme, et tout et tout. Quel garçon épatant !

La voix de Pal retentit à nouveau :

— Mais, Gros, qu’est-ce qui se passe, bon sang !

Gros prit une ample respiration.

— Pal, c’est toi, Pal ? Ah, Pal.

— Bien sûr que c’est moi ! Qui veux-tu que ce soit ?

Et l’énorme camarade accourut vers Pal et l’enlaça de toutes ses forces. Il était heureux de pouvoir partager son secret.

— Bah ! T’es en sueur, Gros !

— C’est parce que je cours.

— Mais où est-ce que tu cours ? Tu sais ce qui va t’arriver si on t’attrape ?

— T’inquiète pas, je fais ça tout le temps.

Pal n’en revenait pas.

— Je vais la voir, expliqua Gros.

— Voir qui ?

— Celle que j’épouserai après la guerre.

— Qui ?

— La serveuse du pub.

— Le pub où on était ?

— Oui.

Pal resta stupéfait : Gros l’aimait vraiment. Bien sûr, il l’avait déjà dit dans les toilettes, mais personne n’y avait cru, lui-même n’y avait vu que des déblatérations d’ivrogne.

— Et tu vas la voir ? demanda-t-il, incrédule.

— Oui. Tous les soirs. Sauf quand on a dû faire des sauts de nuit. Saloperie de sauts de nuit ! On en fait toute la journée déjà, et paf, le soir il faut qu’ils remettent ça. Comment tu m’as vu partir ?

— Gros, tu pèses au moins cent dix kilos. Comment tu veux qu’on ne te remarque pas ?

— Merde, merde. Il faudra que je me fasse gaffe les prochaines fois.

— Le stage se termine dans une semaine.

— Je sais. C’est pour ça que je dois savoir au moins son nom… Pour la retrouver après la guerre, tu comprends ?

Bien sûr que Pal comprenait. Mieux que personne.

L’habituelle bruine se mit à tomber, et Pal fut envahi soudain par une désagréable sensation de froid. Gros le remarqua.

— Prends mon manteau, tu grelottes.

— Merci.

Pal enfila le manteau et huma le col : il sentait le parfum.

— Tu te parfumes ?

Gros sourit, presque gêné.

— C’est du volé, tu le diras pas, hein ?

— Bien sûr que non. Mais qui a du parfum chez nous ?

— Tu le croiras jamais.

— Qui ?

— Faron.

— Faron se parfume ?

— Une vraie gonzesse ! Une gonzesse ! Je serais pas étonné qu’il finisse dans certains cabarets de Londres, si tu vois ce que je veux dire.

Pal éclata de rire. Et Gros trouva que ses histoires de Faron en putain amusaient décidément tout le monde. Il regretta que sa serveuse ne connaisse pas Faron, ç’aurait été une bonne manière d’entamer la conversation.

Cette nuit-là, Pal et Gros se rendirent ensemble au pub. Ils s’assirent à une même table et Pal regarda Gros aimer. Il contempla ses manières amoureuses, ses yeux qui s’illuminèrent lorsqu’elle vint prendre leur commande, ses balbutiements, puis son sourire car elle lui avait prêté attention.

— Vous parlez un peu ? demanda Pal.

— Jamais, camarade. Jamais. Surtout pas.

— Pourquoi ?

— Comme ça, je peux croire qu’elle m’aime.

— Peut-être que c’est le cas.

— Je suis pas complètement demeuré, Pal. Regarde-la bien, regarde-moi bien. Les types comme moi sont destinés à être seuls.

— Dis pas des conneries pareilles, merde.

— T’inquiète pas pour moi. Mais c’est pour ça que je veux vivre dans l’illusion.

— L’illusion ?

— L’illusion du rêve, quoi. Le rêve, ça maintient en vie n’importe qui. Ceux qui rêvent ne meurent pas car ils ne désespèrent jamais. Rêver, c’est espérer. Grenouille est mort parce qu’il avait plus le moindre rêve.

— Dis pas ça, paix à son âme.

— Paix dans son âme si tu veux, mais c’est vrai. Le jour où tu rêves plus, c’est que soit t’es le plus heureux des hommes, soit tu peux te foutre un canon dans la bouche. Tu crois quoi ? Que je trouve drôle de crever comme un chien en allant me battre avec les Rosbifs ?

— On se bat pour la liberté.

— Et voilà ! Pif pouf ! La liberté ! Mais la liberté, c’est du rêve, camarade ! Encore du rêve ! On est jamais vraiment libre !

— Alors pourquoi tu es ici ?

— Pour être franc, j’en sais rien. Mais je sais que je vis parce que je rêve tous les jours, je rêve de ma serveuse, et qu’on soit bien ensemble. De venir la retrouver pendant les permissions, de nous écrire des petites lettres d’amour. Et quand la guerre sera finie, on fera notre mariage. Et je serai tellement heureux.

Pal dévisagea le fugueur, attendri. Il ignorait ce qu’il leur arriverait, à eux tous, petit groupe de courageux, mais il savait, conquis, que Gros le gros vivrait. Car jamais il n’avait vu quelqu’un être capable d’éprouver autant d’amour.