Выбрать главу

Laura réfléchit un instant. Gros avait l’air si heureux, elle ne pouvait pas ne pas mentir.

— Il a dit qu’elle avait parlé de toi.

Gros exulta.

— De moi ? De moi !

Elle se mordit la lèvre ; elle n’aurait rien dû dire.

— Enfin… Elle a remarqué que tu venais.

— J’en étais sûr ! hurla Gros qui n’écoutait déjà plus.

Et, fou de bonheur, il enlaça Laura, puis Aimé, et Pal, et Key et tous les autres, et même Faron.

Ils repartirent gaiement, en cortège toujours ; ils s’entassèrent à nouveau dans la camionnette. Sur la banquette, Gros se perdait d’amour et de bonheur.

— J’étais sûr, répétait-il. Vous savez, parfois on se croisait avec nos yeux, et c’était… particulier. Enfin, vous voyez ce que je veux dire. Il y avait de la chimie.

— De l’alchimie, corrigea Aimé.

— Ouais, de l’alchimine, une alchimine du tonnerre !

Au volant, Faron observait Gros dans le rétroviseur et il souriait. Il se doutait que Laura avait menti, il trouvait que c’était une belle attention ; au regard de ce qui allait peut-être leur arriver en France, mentir pour offrir une poignée de bonheur, ce n’était pas vraiment mentir.

Une centaine de mètres avant Dunham Lodge, Faron coupa le moteur et les stagiaires poussèrent la voiture en silence. Puis, après une ultime recommandation de Key, ils pénétrèrent dans la maison sans un bruit pour regagner leurs dortoirs. Au moment de traverser le mess, la lumière s’alluma. Devant eux, le doigt sur l’interrupteur, se tenait le lieutenant Peter.

*

La tête baissée, ils masquaient leurs sourires. Le lieutenant Peter hurlait, et David, arraché à son lit pour la circonstance, traduisait à moitié.

— Le Lieutenant dit qu’il est pas très content, ânonna David entre deux explosions de cris rageurs, en robe de chambre et les yeux encore mi-clos.

— En fait, il nous insulte, corrigea Stanislas.

— C’est bien ce que je pensais, chuchota Aimé.

Le Lieutenant continuait à s’époumoner, sautant sur lui-même et brassant l’air de ses longs bras minces.

Key expliqua alors en anglais qu’ils étaient partis à la recherche de l’amoureuse de Gros, et que c’était un cas de force majeure.

L’explication n’eut pour ainsi dire aucun effet sur la colère de Peter.

— Mais vous vous rendez compte, s’il vous était arrivé quelque chose, dehors, dans le black-out ! Je suis responsable de vous !

David retranscrivit dans un français approximatif.

— On risquait rien, répondit naïvement Claude, on avait pris une voiture.

À la traduction, le visage de Peter prit une teinte pourpre.

— Une voiture ? Une voiture ! Ils ont pris une voiture ! Quelle voiture ?

Par une fenêtre, Claude désigna l’objet du délit.

— Tout le monde dehors ! s’égosilla le Lieutenant.

Les stagiaires le suivirent à la queue leu leu. Dans le froid mordant de la nuit, Peter s’installa au volant de la voiture et David, grelottant et soupirant dans sa chemise de nuit, prit la place du mort.

— Vous avez de la chance, je pourrais tous vous envoyer en prison ! Maintenant, emmenez-moi ! Emmenez-moi loin ! Moi aussi j’ai envie de sortir et de m’amuser !

Et les stagiaires, agglutinés contre le coffre et le long des ailes, se mirent à pousser la camionnette militaire.

— Plus vite, cria le Lieutenant qui avait baissé la vitre, je veux sentir le vent dans mes cheveux !

Cachés dans l’obscurité, les stagiaires souriaient. Ç’avait été une fugue mémorable. Ils recommenceraient.

Peter souriait. Ils avaient volé une voiture, tout ça pour aller retrouver l’amoureuse de Gros. Ils sont formidables, songeait Peter, ils sont formidables. Puisant parmi les rares mots de français qu’il avait appris en côtoyant ses stagiaires, il cria dans la nuit anglaise d’un ton autoritaire :

— Tas de connards ! Tas de connards !

Et il souriait encore. Ils étaient les plus formidables personnes qu’il ait jamais rencontrées.

15

Rue du Bac, le père crevait de solitude.

Son fils était parti depuis bientôt six mois et pas la moindre nouvelle ; il avait même oublié son anniversaire. Le petit homme se consumait de désarroi et d’inquiétude. Il ne devrait y avoir ni guerre, ni fils, songeait-il. Les jours de grand désespoir, il se disait même qu’il vaudrait mieux ne plus vivre. Et pour ne pas céder à la tentation du vide, il mettait son manteau, son vieux feutre, et partait à travers la ville. Il se demandait quel itinéraire son fils avait suivi pour quitter Paris ; presque toujours, il se dirigeait vers la Seine. Sur les ponts, il sanglotait.

Rue du Bac, le père crevait de solitude. Les dimanches, pour ne pas mourir, il allait s’asseoir sur les bancs des squares, toute la journée durant. Il regardait les enfants jouer. Et il se demandait ce qu’ils allaient devenir.

Tous les matins, il allait à l’office, dans une petite église du sixième arrondissement. Il y priait de toute son âme. Si Dieu existe, on n’est jamais vraiment seul, songeait-il. Tous les soirs, il s’agenouillait dans son salon, et il priait encore, pour que son fils se porte bien et qu’il lui revienne. Les fils ne doivent jamais mourir.

Rue du Bac, le père crevait de solitude.

16

La famille Montagu, issue de l’aristocratie britannique, était installée depuis quatre siècles dans une immense propriété aux abords de Beaulieu, un village du Hamsphire, tout au sud de l’Angleterre. C’était sur ses terres que se trouvait la quatrième et dernière école de formation du SOE, l’école de finition — finishing school —, installée dans un ensemble de petites maisons passant inaperçues dans l’immensité des lieux. Lord Montagu avait mis son domaine à la disposition du SOE à l’insu de tout Beaulieu et même de sa propre famille, qui vivait pourtant dans un magnifique manoir au cœur de la propriété. Personne n’imaginait que dans ces petites maisons, dont les occupants étaient partis au début de la guerre, soit parce que les hommes avaient été mobilisés, soit parce qu’ils étaient allés se mettre à l’abri plus au nord, les services secrets britanniques formaient des volontaires venus de toute l’Europe aux techniques de la clandestinité.

C’était la mi-février. La pluie lourde et glaciale de l’hiver allait lentement laisser place à la bruine légère du printemps. Bientôt les jours deviendraient plus longs et plus clairs, la boue sécherait et, malgré le froid qui perdurerait un peu, les premiers crocus pointeraient à travers la croûte gelée du sol. Stanislas, Denis, Aimé, Frank, Key, Faron, Gros, Jos, Laura, Pal et Claude, les onze stagiaires de la Section F, les onze survivants de la sélection, vivaient là leur ultime apprentissage, ensemble, pendant quatre semaines ; l’école de Beaulieu était la dernière étape avant l’obtention du statut d’agent du SOE. À Wanborough, ils avaient endurci leurs corps ; à Lochailort, ils s’étaient mesurés à l’art de la guerre ; à Ringway, ils avaient découvert le saut en parachute. À Beaulieu, ils apprendraient à évoluer en France dans le plus grand secret, c’est-à-dire à rester des anonymes parmi les anonymes et à ne pas se trahir, ne serait-ce que par un geste anodin mais inhabituel qui pourrait éveiller les soupçons. Ils s’installèrent dans l’une des onze maisons de l’école ; le domaine grouillait de stagiaires de toutes nationalités, leur rappelant Arisaig House.

La formation à Beaulieu était divisée en départements chargés d’enseigner aux stagiaires l’art des services secrets : la vie clandestine, la sécurité personnelle, la communication sur le terrain, le maintien et la gestion d’une couverture, ou encore les façons d’agir sous la surveillance de la police ou de casser une filature. Les cours étaient dispensés par des spécialistes de chaque matière et, outre les instructeurs de l’armée britannique, on retrouvait parmi le corps professoral des criminels, des acteurs, des médecins, des ingénieurs, aucune expérience n’étant à négliger pour former les futurs agents.