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— T’es comme un frère, Pal, dit Gros.

— Toi pareil, répondit Pal.

Ils parlèrent d’après la guerre.

— Je me marierai avec Melinda. On ouvrira notre auberge. Regarde, j’ai dessiné les plans.

Il sortit de sa poche un morceau de papier soigneusement plié et le tendit à Pal, qui le tourna sous le halo de la lune pour mieux voir. Il siffla d’admiration ; il ne comprenait rien au plan, mais il voyait bien que le dessin avait été exécuté avec une dévotion rare.

— Mazette ! Un bien bel endroit.

Gros détailla le croquis, mais les explications n’aidèrent en rien. Puis il leva la tête, tracassé, et demanda de but en blanc :

— Y a quand même une question que tout le monde se pose : toi et Laura, vous baisez ?

— Non, répondit le fils, un peu gêné de ne pas être un homme tout à fait accompli.

Il se pencha vers l’oreille de son obèse camarade et chuchota :

— C’est que… Je sais pas baiser.

Gros lui sourit.

— T’inquiète pas, tu nous feras du bon boulot.

Et il écrasa l’épaule du fils de son grand bras.

Pal contempla les étoiles scintillantes, dans le ciel sans nuages. Si son père regardait le même ciel au même moment, il verrait Beaulieu, il verrait ses camarades, il verrait comme son fils était bien entouré. Je t’aime, Papa, murmura le fils au vent et aux étoiles.

17

À Beaulieu, outre l’enseignement général, les stagiaires étaient orientés vers une formation particulière, selon les aptitudes relevées par l’officier qui les avait suivis dans leur évolution. Frank, Faron, Key et Pal furent orientés vers le sabotage industriel, Stanislas et Claude vers l’effraction, Aimé vers la reconnaissance des forces ennemies, et Gros vers la propagande blanche et la propagande noire. Quant à Jos, Denis et Laura, le lieutenant Peter décida qu’ils deviendraient opérateurs radio — pianistes dans le jargon du Service. La communication depuis le terrain était une mécanique complexe d’émissions radiocryptées, portées par des relais clandestins installés dans les pays occupés, permettant un contact direct avec Londres et, ainsi, la transmission de données ou de consignes. Seuls certains agents étaient spécifiquement formés à cette tâche.

Séparés selon leur future assignation, les onze stagiaires se virent de moins en moins, ne se retrouvant plus que pendant les moments de temps libre.

Une fin d’après-midi, de retour à la maison de la Section F, les stagiaires découvrirent Gros et Claude écroulés dans le dortoir. Ivres. Une heure auparavant, les deux malheureux s’étaient retrouvés, par hasard, seuls dans la maison, et Gros avait sorti une petite flasque de whisky.

— Où t’as trouvé ça ? avait demandé Claude.

— Piquée à des Hollandais.

— Moi je bois pas…

— Un petit coup, Cul-Cul. Pour me faire plaisir. Parce que, bientôt, on se verra plus.

— Je bois jamais.

— Tu dois bien boire le vin de la messe, au moins. Alors dis-toi que c’est ton bon petit vin de la messe.

Claude s’était laissé convaincre. Par amitié. Et ils avaient bu. Une gorgée, puis une autre, et une troisième. Éméchés, ils s’étaient raconté quelques plaisanteries, puis ils avaient tété le goulot encore. Ils étaient montés dans les dortoirs, poussant des grands cris, et Gros avait passé la robe de chambre de Stanislas.

— Je suis Faron, je suis une femme ! Une petite bonne femme ! J’aime me déguiser !

Il avait déambulé entre les lits, Claude avait ri. Avant de se raviser : il ne fallait plus se moquer.

— Te moque pas de Faron, avait-il dit à Gros. On ne doit plus faire ça.

— Faron est un con.

— Non, Gros. On est plus les mêmes maintenant.

Gros avait ôté la robe de chambre. Il y avait eu un long silence. Et les deux amis, complètement soûls, s’étaient contemplés avec désarroi, soudain frappés d’une immense tristesse que l’alcool avait rendue pathétique.

— Tu vas me manquer, Cul-Cul ! avait gémi le géant.

— Toi aussi, mon Gros ! avait sangloté le curé.

Ils s’étaient enlacés, ils avaient fini la flasque, et lorsque les stagiaires les découvrirent, ils dormaient à même le sol. La situation amusa d’abord tout le monde. Jusqu’à ce que le lieutenant Peter entre dans la maison et crie, depuis le rez-de-chaussée :

— Exercice ! Exercice !

Les instructeurs de Beaulieu avaient convaincu Londres d’envoyer un avion pour un exercice de balisage d’une zone de largage. Le lieutenant Peter avait désigné par hasard Claude et Gros parmi la Section F pour participer à l’exercice.

Denis et Key descendirent en toute hâte pour faire diversion.

— Exercice ? demanda Key, paniqué, qui se sentait responsable de chaque membre de son groupe.

— Pas toi, répondit le Lieutenant. Claude et Gros.

— Seulement eux ?

— Affirmatif. Qu’ils me rejoignent dans la maison du Commandement général, dans dix minutes.

Key s’étrangla : si c’était un entraînement avec des armes à feu ou un couteau, les deux ivrognes assassineraient sans doute quelqu’un, s’ils ne se tuaient pas eux-mêmes avant. Il suggéra, mal à l’aise :

— On pourrait pas aller plutôt Denis et moi ?

Le Lieutenant eut un regard suspicieux. Les ordres n’étaient jamais discutés. Surtout pas par Key.

— Qu’est-ce que tu me fais là, Key ?

— Rien, Monsieur. Je vais les prévenir. C’est un exercice de quoi ?

— Guidage aérien.

Key se sentit un peu soulagé. Au pire, il n’y aurait qu’un accident de bombardier.

— Je vais leur dire, Lieutenant, répéta Key pour que Peter s’en aille.

Faron et Frank les avaient réveillés avec des gifles et de l’eau glacée, Pal et Aimé les avaient fait se changer et se brosser les dents, Laura les avait aspergés de parfum pour masquer l’odeur d’alcool, et pendant ce temps, Denis et Jos avaient monté la garde dans le mess pour parer un éventuel retour surprise du Lieutenant.

C’est ainsi qu’en cette fin de journée, dans la pénombre du soir proche, les stagiaires observèrent à la jumelle Claude et Gros qui prenaient part, ivres mais appliqués, à l’exercice de guidage avec des stagiaires hollandais et autrichiens. Personne n’avait remarqué leur état lamentable.

— Qu’est-ce qu’on va faire d’eux ? soupira Key.

— Ils sont intenables, renchérit Stanislas.

Ils rirent.

Au même instant, un bombardier Whitley de la RAF survolait Beaulieu, et dans le cockpit le pilote pestait contre les stagiaires incapables. Au sol, Gros agitait une lampe torche dans la quasi-obscurité, se trompant dans la lettre qu’il composait en morse à l’attention de l’avion. À quelques dizaines de mètres de lui, Claude, chargé de communiquer avec l’équipage au moyen d’un S-Phone, essuyait les jurons du pilote qui se plaignait que le code de confirmation n’était pas validé. Et Claude, dépassé, répétait : « Sorry, sorry, we are français. I repeat, we are français.  »

*

La troisième semaine de février, les stagiaires abordèrent la sécurité en opération. On leur enseigna comment joindre un contact sur le terrain, organiser des liaisons, trouver un refuge ou une maison sûre, avant de les mettre en garde contre les méthodes des polices locales et du contre-espionnage allemand ; ils apprirent comment rompre une filature, que faire en cas d’arrestation, et quel comportement adopter lors d’un interrogatoire. L’un des pires exercices qu’ils eurent à endurer fut une véritable confrontation avec des geôliers en uniforme SS, qui les traînèrent dans une atroce pièce sombre et les malmenèrent toute une journée durant, ne ménageant pas leurs coups pour les éprouver. Car l’un des gages majeurs de survie des agents était le maintien de la couverture fournie par le SOE, faux documents à l’appui. Ils devraient se méfier de tout, des détails surtout, car il fallait peu de chose pour éveiller les soupçons et se faire démasquer, comme ne pas savoir comment fonctionnait le rationnement en France. Un agent s’était déjà compromis en commandant simplement un café noir  ; le café noir était le seul que l’on servait dans les cafés, le lait étant rationné. Ainsi, tous, même les stagiaires français, furent informés des détails les plus insignifiants de la vie quotidienne en France occupée.