Выбрать главу

La guerre leur sembla plus proche que jamais lorsqu’aux premiers jours de mars, qui marquèrent le terme de leur troisième semaine à Beaulieu, les onze stagiaires abordèrent les modalités de déroulement des opérations : le briefing à Londres, puis le départ vers un aérodrome secret de la RAF. Le parachutage aurait lieu durant les deux jours précédant ou suivant une pleine lune — pour autant que les conditions climatiques le permettent — afin que les pilotes puissent naviguer à vue. Dès l’atterrissage sur sol occupé, l’agent devrait enterrer le parachute et sa combinaison de saut au moyen d’une petite pelle attachée à sa cheville, devenant ainsi un simple citoyen anonyme, en apparence du moins. Et il rejoindrait le comité d’accueil de résistants qui l’attendait impatiemment. Une nouvelle vie commencerait.

*

L’école se terminait. Après quatre mois d’une formation éprouvante, les stagiaires de la Section F étaient sur le point de devenir agents du SOE ; ils étaient certes soulagés d’en avoir terminé, mais nostalgiques de vivre dans le mess de la maison de Beaulieu leurs derniers soirs ensemble. Ils organisèrent une soirée d’adieu, au cours de laquelle ils se dirent « À bientôt !  » Ils s’offrirent mutuellement des cadeaux dérisoires, des effets personnels, pour le souvenir, et parce que c’était tout ce qu’ils pouvaient offrir. Un chapelet, un livre, un miroir de poche, une amulette. Gros distribua la flasque des Hollandais et de jolis cailloux qu’il était allé ramasser pour la circonstance dans le lit de la rivière proche, et Faron donna à Gros un petit renard en bois qu’il avait lui-même sculpté avec son couteau dans un morceau de sapin.

Vers minuit, alors que la plupart des stagiaires allèrent se coucher, Pal attrapa Laura par le bras.

— Une dernière balade ? murmura-t-il.

Elle approuva, et il l’entraîna dans le parc.

Ils marchèrent longuement, amoureux, main dans la main. C’était une belle nuit. Ils longèrent les bois pour rallonger leur promenade et, à deux reprises, Pal, dans un élan de courage, ôta les gants de Laura et embrassa ses mains nues. Elle souriait béatement tout en se traitant de sotte de sourire ainsi, se réprimandant elle-même de ne pas feindre au moins un peu d’indifférence, tandis que Pal, paralysé, songeait : Maintenant, embrasse-la, imbécile ! Et elle trépignait : Maintenant, embrasse-moi, imbécile !

Lorsqu’ils furent de retour à la maison, tout était silencieux et calme. Les autres dormaient.

— Viens avec moi, chuchota Laura à Pal sans lâcher sa main.

Ils montèrent à l’étage, jusque dans un dortoir vide. La pièce était agréablement obscure ; ils se collèrent l’un contre l’autre, elle ferma la porte à clé.

— Pas de bruit, murmura-t-elle, rappelant d’un hochement de tête la présence des stagiaires qui dormaient dans les pièces à côté.

Ils s’enlacèrent dans un même élan. Pal plaça ses mains sur les reins de Laura, il serra sa petite taille fine et fragile, puis ses mains glissèrent le long de son dos, la caressant doucement. Laura approcha la tête de sa nuque et lui souffla à l’oreille :

— J’aimerais que tu m’aimes comme Gros aime Melinda.

Pal voulut parler, mais elle posa deux doigts sur sa bouche.

— Surtout, ne dis rien, chuchota-t-elle.

Il embrassa les doigts restés sur ses lèvres, elle posa sa tête contre sa nuque, puis son front contre son front, se dressant sur la pointe des pieds ; elle planta son regard dans son regard, puis elle l’embrassa sur la joue, deux fois, et enfin sur la bouche. D’abord furtivement, plus longtemps ensuite, et ce furent les baisers profonds et passionnés, dans la douceur tiède de la chambre. Ils s’étendirent sur l’un des lits, et ce soir-là, Laura fit de Pal son amant.

Ils ne se séparèrent qu’au petit matin. Ils s’étreignirent une dernière fois dans l’obscurité.

— Je t’aime, dit Pal.

— Je sais, imbécile, sourit Laura.

— Tu m’aimes aussi ?

Elle eut une jolie moue.

— Peut-être bien…

Elle s’accrocha à son cou et l’embrassa une dernière fois.

— Pars maintenant. Avant qu’on se regrette trop. Pars mais reviens-moi vite.

Pal obéit, et disparut dans son dortoir en silence. Il avait su lui dire qu’il l’aimait alors qu’à son père, jamais.

18

Les stagiaires furent séparés. Mais la quatrième école n’était pas terminée pour autant : il restait encore à accomplir un ultime exercice, grandeur nature. Durant plusieurs jours, sans papiers et avec seulement dix shillings en poche, les futurs agents devaient individuellement mener à bien une véritable opération au cours de laquelle l’intégralité de l’apprentissage à Beaulieu serait testé : retrouver un intermédiaire, suivre une cible à travers une ville, récupérer des explosifs, prendre contact avec un supposé Réseau de résistance, le tout en déjouant les filatures des observateurs du SOE.

Pal se vit assigner un sabotage fictif sur le canal de Manchester. Installé dans une petite pièce de Beaulieu qui lui rappela furieusement Northumberland House, il ne disposa que de deux heures pour mémoriser les détails de sa mission, brièvement compilés dans un dossier en carton ; il avait quatre jours pour effectuer son opération. On lui fit également apprendre par cœur un numéro de téléphone, en cas d’urgence. Si la police l’arrêtait et qu’il ne parvenait pas à s’enfuir ou à se faire libérer par ses propres moyens, il pourrait entrer en contact avec le SOE, qui notifierait à la police locale qu’elle retenait un agent des services secrets britanniques. Le stagiaire, en utilisant ce numéro, éviterait la prison pour terrorisme, mais signerait l’arrêt de sa carrière au sein du SOE.

Les deux heures passées, Pal sentit son cœur accélérer dans sa poitrine. Il reçut une ultime consigne d’un officier, puis le lieutenant Peter vint le trouver. Il l’attrapa par les épaules, comme Calland l’avait fait à Londres, comme son père l’avait fait à Paris. Pour lui donner du courage. Pal s’essaya en retour à un salut militaire, puis il serra vigoureusement la main du bon Lieutenant.

*

Il avait fait du stop. Prendre le train sans ticket, c’était risquer de s’exposer aux ennuis. À bord du camion de marchandises qui l’emmenait vers Manchester, Pal s’autorisa à s’assoupir. Il ignorait quand il pourrait dormir à nouveau, il fallait en profiter. La tête appuyée contre la vitre, il pensait à ses camarades, Aimé, Gros, Claude, Frank, Faron, Key, Stanislas, Denis, et Jos. Les reverrait-il ?

Il pensait à Laura.

Il pensait à son père.

Il pensait aussi à Prunier, à Dentiste, à Chou-Fleur, à Grand Didier, à tous les autres, à tous les agents de toutes nationalités qu’il avait côtoyés à Wanborough Manor, à Lochailort, à Ringway, à Beaulieu. Il pensait à tous ces gens ordinaires qui avaient fait le choix de leur destin. Il y avait là des plus ou moins beaux, des plus ou moins forts, certains avec des lunettes, des cheveux gras ou les dents de travers, d’autres bien bâtis et éloquents. Ils étaient des timides, des furieux, des esseulés, des prétentieux, des nostalgiques, des violents, des doux, des antipathiques, des généreux, des radins, des racistes, des pacifistes, des heureux, des mélancoliques, des lymphatiques, certains brillants, d’autres insignifiants, des couche-tôt, des noceurs, des étudiants, des ouvriers, des ingénieurs, des avocats, des journalistes, des chômeurs, des repentis, des dadaïstes, des communistes, des romantiques, des excentriques, des pathétiques, des courageux, des lâches, des valeureux, des pères, des fils, des mères, des filles. Rien que des humains ordinaires, devenus peuple de l’ombre pour le salut de l’Humanité en péril. Ils espéraient donc encore en l’espèce humaine, les malheureux ! Les malheureux.