Dix autres minutes s’écoulèrent, avec une lenteur insupportable. Sabot, qui jusque-là avait contenu son inquiétude, regardait sans cesse derrière son épaule, en direction de la mitraillette et du chauffeur. Il craignait qu’ils ne soient pas capables de réagir en cas de problème. Pourquoi n’avait-il pas reporté le vol ? La peur les étreignait tous, elle redoubla lorsque des oiseaux qui piaillaient dans les buissons nus cessèrent soudain de chanter. Ce n’était pas bon signe.
L’avion ne venait toujours pas. De sa butte, l’homme à la mitraillette cria à Sabot qu’il ne viendrait plus et qu’il fallait partir avant que les Allemands ne leur tombent dessus. Sabot le fit taire d’un ton cinglant. Il était sur le point de renoncer, ils allaient se faire prendre.
Et enfin, déchirant le calme de la nuit, un vrombissement léger. De derrière les arbres, apparut la silhouette d’un Westland Lysander de la RAF, rasant les cimes. Sabot, allumant sa lampe torche, composa en morse le code de reconnaissance. Le petit avion décrivit un cercle dans le ciel pour se placer dans le sens du vent et se posa sans encombre sur la piste improvisée. C’était le moment le plus critique : le bruit avait peut-être attiré l’attention d’une patrouille, il fallait faire vite. Le Lysander avança jusqu’à hauteur de Pal et Sabot ; il effectua un demi-tour sur la droite pour se placer cette fois contre le vent, la piste devant lui et les moteurs toujours allumés, prêt à décoller. La porte de la cabine s’ouvrit et un homme en sortit. Sabot l’accueillit avec déférence. Le nouveau venu était quelqu’un d’important. Sans perdre de temps, Pal jeta sa valise dans l’habitacle et serra la main de Sabot :
— Merci pour tout.
— Bonne chance.
— Bonne chance à vous tous.
Pal dégaina son colt et le tendit à Sabot.
— Voilà qui pourra te servir.
— Tu n’en auras pas besoin ?
Pal eut l’audace de sourire :
— On m’en donnera un autre.
Il s’engouffra dans la minuscule cabine et ferma la porte. Sans plus attendre, le pilote fit rouler son Lysander sur la piste ; il était resté au sol trois minutes à peine. L’avion accéléra, il ne lui fallut pas plus de quatre cents mètres pour décoller. Du hublot, Pal contempla l’immensité du paysage. C’était décembre, et il rentrait à Londres. Enfin.
Ils sortirent de la maison, invisibles dans l’obscurité. Ils y avaient passé un jour et une nuit. C’était une jolie villa, construite sur deux niveaux, avec une grande baie vitrée dominant la mer et un accès direct à la plage. Les cinq silhouettes marchèrent en silence sur le sable, chacune une valise à la main. À leur tête, le responsable du comité de réception ; sa valise à lui contenait un S-Phone. Avant de sortir dans la nuit, il avait contrôlé chacun des quatre agents en partance ; il ne fallait porter ni objet lumineux, ni chapeau. Les objets lumineux pouvaient révéler la présence du groupe à des centaines de mètres à la ronde, et les chapeaux pouvaient s’envoler, se perdre, et trahir le ballet régulier qui avait lieu sur cette plage.
La minuscule colonne longea la bande sablonneuse, rasant l’eau. D’ici quelques heures ils auraient disparu, et la marée montante aurait effacé toutes les traces de pas. Ils marchèrent jusqu’à un immense rocher en forme d’obélisque, puis ils se tapirent dans l’obscurité. Le responsable sortit son S-Phone de sa valise et l’alluma. Il fallait attendre à présent. C’était le moment le plus pénible. Attendre, longtemps, au même endroit. Vulnérables.
À trente milles de la côte, la canonnière ralentit sa vitesse et le capitaine coupa les moteurs principaux pour ne naviguer qu’avec les moteurs auxiliaires. Le bateau ne faisait presque plus de bruit, son sillage était discret ; l’ordre fut donné de ne plus parler, ni même allumer une cigarette. La canonnière était partie de Torquay. Les trois agents en partance pour la France et leur accompagnateur étaient arrivés de Londres deux jours auparavant ; ils avaient logé dans un petit hôtel du bord de mer sous la couverture d’un commando en permission. On leur avait même fourni des uniformes, pour que l’illusion soit parfaite. Puis ils avaient embarqué dans le petit port, l’air de rien, sur un bateau ordinaire, et discrètement, à la tombée de la nuit, ils avaient été transbordés sur l’une des canonnières du SOE, avec leurs bagages étanches. Et le bateau avait navigué en direction de la France, l’antenne de son S-Phone mal dissimulée sur le toit de la cabine.
Le capitaine prit contact avec la plage au moyen du S-Phone : tout était en ordre. On jeta l’ancre, reliée au bateau non pas par une chaîne mais par une corde, à côté de laquelle un membre d’équipage se tenait, armé d’une hache, prêt à la couper à tout instant. On mit un canot à l’eau, dans lequel les trois agents, vêtus de pèlerines pour se protéger d’éclaboussures qui pourraient les trahir plus tard, prirent place. Deux matelots manœuvraient l’embarcation avec des rames assourdies.
Sur la plage, les quatre agents en partance se tenaient au bord de l’eau, fébriles. Il fallut une demi-heure pour que la barque arrive enfin et s’échoue sur le sable, tirée dans les derniers mètres par les matelots qui avaient sauté dans l’eau ; aucune parole ne fut échangée, les trois arrivants ôtèrent rapidement leurs vêtements imperméables, les jetèrent dans le fond du bateau, et s’en allèrent avec le responsable en direction de la villa, pendant que les quatre partants prenaient place dans l’embarcation. Aussitôt le canot repartit, englouti par la nuit.
Quarante minutes plus tard, lorsque tous furent montés à bord, la canonnière reprit le large. L’opération avait duré un peu plus d’une heure au total. Dans la nuit, l’une des silhouettes, élégante et fine, s’accouda à la balustrade du pont arrière et contempla la côte française qui s’éloignait. À côté d’elle, une énorme ombre posait un bras autour de ses épaules avec une infinie délicatesse.
— On rentre à la maison, Laura, dit Gros.
Faron tournait en rond dans l’appartement, paniqué. Nerveusement, il allait et venait entre les pièces, alternant les coups d’œil par le judas de la porte d’entrée et par la fenêtre du salon, les rideaux tirés et les lumières éteintes pour qu’on ne le remarque pas. Il vérifia plusieurs fois également que la porte était bien fermée, que les renforts qu’il avait posés le long des charnières tenaient bon. Il était épuisé. On le recherchait désormais, il en avait eu la preuve, mais au moins personne n’avait vu son visage. Il rassembla quelques affaires dans le salon, caressa le métal de son browning adoré, feignit de le dégainer plusieurs fois, face au miroir, pour se rassurer. Si on le prenait, il les tuerait tous. Puis il s’en alla fouiller dans la cuisine à la recherche de nourriture : il ramassa deux boîtes de conserve dans le placard, et alla s’affaler sur le canapé pour les manger. Bientôt il s’endormit.
Dans l’avion, approchant de l’Angleterre, Pal repensait aux derniers mois. Les jours de guerre avaient été longs. Il n’oublierait jamais son premier parachutage. C’était en avril. La chute lui avait paru plus longue que lors des entraînements de Ringway ; en fait, elle avait certainement été plus courte. C’était une belle nuit claire, et la lune ronde frappait d’éclats lumineux les petites mares qu’il apercevait au sol. Tout était si calme.
Il avait atterri dans un champ en jachère ; les fleurs sauvages embaumaient, et les étangs qu’il avait vus briller depuis le ciel coassaient gaiement. C’était une magnifique soirée de printemps. Il faisait presque doux et un vent léger emmenait avec lui les odeurs délicieuses d’une forêt proche. Il était en France. Non loin, il avait deviné les silhouettes des deux agents largués avec lui ; Rear, le responsable de la mission, et Doff, l’opérateur radio, s’affairaient déjà sur le lieu de leur atterrissage. Pal avait alors décroché la pelle attachée à sa cheville et enterré sa combinaison, son casque, ses lunettes.