Rear était un Américain venu de Camp X, le centre de formation du SOE en Ontario pour l’Amérique du Nord. Il avait trente-deux ans et une longue expérience du terrain, comme militaire d’abord, puis comme agent du SOE. Son père avait été attaché consulaire à Paris ; enfant, il y avait vécu plusieurs années et parlait parfaitement le français. C’était un homme chaleureux, plutôt costaud, les cheveux coupés court, le visage rond ; il portait de petites lunettes et un bouc bien taillé. Il dégageait toujours une impression de placidité, qui décontenançait souvent ses interlocuteurs : lorsque Pal l’avait rencontré à Londres, il avait eu peur de lui. Après quelques jours à préparer la mission ensemble, il l’estimait énormément.
Adolf, dit Doff, plus jeune que Rear de trois ou quatre ans, avait la double nationalité autrichienne et britannique, et parlait un français parfait ; il était opérateur radio de la Section F depuis un an et demi. Bel homme, élégant, toujours charmeur et d’un caractère très agréable, il souffrait néanmoins d’une grande nervosité qu’il calmait par un sens de l’humour douteux.
Les trois hommes s’étaient envolés de la base de Tempsford, dans le Bedfordshire, d’où partaient tous les vols du 138e escadron de la Royal Air Force, affecté aux opérations du SOE. Peu avant leur départ, ils avaient vu le colonel Buckmaster, le nouveau directeur de la Section F, un Anglais, ancien directeur général de Ford en France. La nuit était calme. « Bonne chance », avait dit Buckmaster en distribuant un cadeau à chacun. Pour Pal, ç’avait été un étui à cigarettes, plein. Buckmaster donnait toujours un petit présent aux agents en partance, pour leur signifier son amitié, et aussi parce que cela pourrait leur servir de monnaie d’échange. L’étui avait une petite valeur et les cigarettes étaient une denrée précieuse.
— Je ne les fumerai pas, avait dit Pal pour signifier combien il était touché par le geste.
— Vous auriez bien tort, avait souri Buckmaster.
Tempsford était certainement l’aérodrome le plus secret et le plus sensible de la RAF. Mesure de sécurité ultime, on lui avait donné l’allure d’une vaste prairie avec, pour bâtiment principal, une vieille grange, Gibraltar Farm, aux allures de débarras, dans laquelle les agents passaient leurs derniers instants. Personne, pas même les habitants du proche village, n’avait la moindre idée de ce qui se tramait juste sous leur nez. Pal, Rear et Doff avaient été accompagnés par l’officier du SOE en charge du Air Section Liaison qui leur avait donné leur plan de vol et quelques instructions, avant de passer en revue le matériel qu’ils emportaient. Et puis, dans leurs derniers instants sur le sol britannique, il leur avait remis deux tablettes de pilules : de la benzédrine qui les garderait éveillés si nécessaire, et la pilule « L », la pilule du suicide — du cyanure de potassium —, si leur cause était perdue.
— La pilule du couic-couic ! avait crié Doff en recevant la sienne, emballée dans un minuscule morceau de caoutchouc.
— C’est pour tuer aussi ? avait questionné Pal.
— C’est pour te tuer toi uniquement, avait répondu Rear de son ton calme et détaché. Il se pourrait que tu veuilles mourir.
— La pilule du couic-couic ! répétait gaiement Doff en arrière-fond sonore.
La pilule L permettait à un agent capturé et en perdition de se tuer plutôt que d’endurer les souffrances des caves de l’Abwehr, ou de révéler des informations cruciales.
— Combien de temps ça prend pour crever ? avait demandé Pal.
— Une ou deux minutes.
Pendant qu’ils parlaient, Doff, au fond de la grange, faisait semblant d’avaler sa pilule en poussant des gémissements aigus et en se roulant par terre.
Et ils avaient embarqué.
Doff avait été le premier à sauter du Whitley, au-dessus de la France ; en prenant place au-dessus de la trappe, il avait crié au dispatcher : « Je suis Adolf Hitler ! Achtung, les Boches ! Hitler, mein Lieber ! » Rear l’avait regardé, dépité, et avait assuré à Pal que c’était son état normal.
Lorsqu’ils s’étaient retrouvés dans la prairie déserte, juste après leur atterrissage, Doff avait son colt.45 en main, pour se rassurer. Et après une poignée de secondes, il avait déjà manqué d’abattre l’éclaireur du comité de réception qui venait à leur rencontre. Rear avait poussé de longs jurons obscènes, sommant le pianiste de cesser de faire n’importe quoi avec ses armes ; apparemment ce n’était pas la première fois. Puis, rapidement, des hommes avaient surgi de l’ombre pour charger dans deux camionnettes la douzaine de lourds conteneurs de matériel largués en même temps que les trois passagers. Une voiture avait conduit Pal, Rear et Doff jusqu’à une maison sûre, pendant que l’éclaireur s’assurait qu’il avait bien effacé les dernières traces de leur arrivée sur le sol français.
Ils n’étaient restés en France que quelques jours, le temps de prendre leurs repères et d’aider le réseau qui les avait réceptionnés à prendre en main les mitraillettes Sten qui faisaient partie du chargement. Pal avait regardé avec admiration Rear dispenser les explications sur les pannes des Sten ; il avait pris exemple sur ses postures, sur ses intonations. Un jour, il serait lui-même agent expérimenté, responsable de mission. Ils avaient ensuite rejoint la Suisse par la frontière de Bâle. Leur mission principale consistait à s’assurer du bon fonctionnement d’une filière d’évasion vers la Grande-Bretagne, qui passait par la Suisse, la zone libre et l’Espagne. Ils s’étaient installés quelque temps à Berne, où le SOE disposait d’une antenne, pour faire acheminer par leur filière des machines suisses nécessaires à la production militaire anglaise.
À Berne, Pal et Doff avaient logé ensemble dans un hôtel du centre-ville. Rear avait pris une chambre dans un autre établissement. Les consignes de sécurité leur imposaient de ne pas habiter ensemble et de ne pas se montrer tous les trois en public. Pal retrouvait Rear tous les matins sur une promenade du bord de l’Aar, et passait l’essentiel de ses journées avec lui. Doff, lui, se cantonnait dans son rôle d’opérateur radio et ne participait qu’indirectement à la mission. Il retrouvait Pal le soir, pour dîner. Il appréciait le jeune homme. Et dans leur petite chambre d’hôtel, allongés sur leurs deux lits étroits, fumant tous deux des cigarettes suisses, Doff racontait à Pal. Il se racontait. Une nuit, il lui avait parlé de ce qu’était la peur.
— Là, c’est pas la France. En France, on a peur, tout le temps, tous les jours, toutes les nuits. La peur, tu sais ce que c’est ?
Pal avait hoché la tête. Dès son atterrissage, il avait été étreint par une sourde angoisse qui ne l’avait plus lâché depuis.
— Je l’ai ressentie à notre arrivée, dit-il. Le premier soir.
— Non, ça, c’était de la merde. Je te parle de la peur qui te ronge, qui te fait mal dormir, mal vivre, mal manger et ne te laisse jamais de répit. La peur, la vraie peur, celle des traqués, des haïs, des honnis, et des terrés, celle des exilés, des insoumis, la peur de ceux qui vont mourir si on les démasque alors qu’ils ne sont finalement pas grand-chose. La peur d’exister. Une peur de Juif.
Doff avait allumé une cigarette et en avait proposé une au fils.
— As-tu déjà vomi de terreur, Pal ?