— Non.
— Voilà. Tu sauras vraiment ce qu’est la peur quand elle te fera vomir.
Il y avait eu un silence. Puis Doff avait repris :
— C’est ta première mission, hein ?
Pal avait hoché la tête.
— Tu verras, le plus dur, c’est pas les Allemands, c’est pas l’Abwehr, c’est l’humanité. Parce que, si on ne devait craindre que les Allemands, ce serait facile : les Allemands, on les repère de loin, avec leur nez plat, leurs cheveux blonds et leur gros accent. Mais ils ne sont pas seuls, ils ne l’ont jamais été d’ailleurs : les Allemands ont réveillé des démons, ils ont suscité les vocations de la haine. Et en France aussi, la haine est populaire, la haine de l’autre, avilissante, sombre, elle déborde chez tout le monde, chez nos voisins, chez nos amis, chez nos parents. Peut-être même chez nos parents. Nous devons nous méfier de tout le monde. Et ce sera ça le plus difficile : ces instants de désespoir où tu auras l’impression qu’il n’y a personne à sauver, que tout le monde se haïra toujours, que la plupart mourront de mort violente, pour ce qu’ils sont, et que seuls les plus discrets et les mieux cachés mourront de vieillesse. Ah, comme tu vas souffrir, mon frère, de découvrir combien nos semblables sont souvent haïssables, même nos amis, même nos propres parents, je te dis. Et sais-tu pourquoi ? Parce qu’ils sont lâches. Et un jour nous le paierons, nous le paierons car nous n’aurons pas eu le courage de nous élever, de crier contre les actes les plus abjects. Personne ne veut crier, personne ; crier ça emmerde les gens. En fait, j’ignore si ça les emmerde, ou si ça les fatigue. Mais les seuls qui crient sont ceux que l’on bat, à cause des coups. Et autour, personne n’en ressent de rage, personne pour faire du vacarme. Ça a toujours été comme ça, et ça le restera : l’indifférence. La pire des maladies, pire que la peste et pire que les Allemands. La peste s’éradique, et les Allemands, nés mortels, finiront bien par tous crever. Mais l’indifférence ne se combat pas, ou alors difficilement. L’indifférence est la raison même pour laquelle nous ne pourrons jamais dormir tranquilles ; parce qu’un jour nous perdrons tout, non pas parce que nous sommes faibles et que nous avons été écrasés par plus fort que nous, mais parce que nous avons été lâches et que nous n’avons rien fait. La guerre, c’est la guerre. Et la guerre va te faire prendre conscience des plus terribles vérités. Mais la pire de toutes, la plus insupportable, c’est que nous sommes seuls. Et nous serons toujours seuls. Les plus seuls des seuls. Seuls à jamais. Et il faudra vivre quand même. Tu sais, longtemps j’ai pensé qu’il y aurait toujours des Hommes pour nous défendre, des autres. J’ai cru en ces autres, ces chimères, je les ai imaginés pleins de force et de courage, venant au secours du bon peuple opprimé : mais ces Hommes n’existent pas. Regarde le SOE, regarde ces gens, était-ce l’idée du courage que tu t’étais faite ? Moi pas. Je ne pensais même pas que je devrais aller me battre. Moi, je ne sais pas me battre, je n’ai jamais été un battant, une tête brûlée, un courageux. Je ne suis rien, moi, et si je suis ici c’est parce qu’il n’y avait personne d’autre pour y aller…
— C’est peut-être ça le courage, l’avait interrompu Pal.
— C’est pas du courage, c’est du désespoir ! Du désespoir ! Alors, si je veux, je peux bien dire que je m’appelle Adolf Hitler et faire des saluts nazis dans les réunions du Service, à Londres, juste parce que ça me fait marrer. Juste parce que Hitler me tuera peut-être, et qu’à force de me moquer j’ai moins peur, car jamais, jamais, je n’aurais cru que ç’aurait été à moi de prendre les armes. J’ai attendu les Hommes, et ils ne sont jamais venus !
Dans l’obscurité de la chambre, les deux agents s’étaient longuement regardés. Tout ce que Doff venait de dire, Pal le savait déjà : le plus grand péril des Hommes, c’était les Hommes. Et les Allemands n’étaient pas plus contaminés que les autres, ils avaient simplement développé la maladie plus rapidement.
— Malgré tout, promets-moi de garder confiance, l’avait enjoint Doff. Promets.
— Je te le promets.
Mais il y avait du doute dans cette promesse.
Les trois agents étaient restés une quinzaine de jours à Berne, veillant à l’acheminement vers la Grande-Bretagne des machines suisses. Rear en avait profité pour parfaire la formation de Pal ; il était un bon agent, il ne lui manquait plus que de tirer profit des acquis de l’expérience. Et Pal s’était passablement inspiré de Rear : il serait son exemple à jamais. Il aimait cette seconde de long silence que Rear marquait toujours avant de répondre à une question, comme s’il prenait le temps de penser profondément, comme si chacun de ses mots avait une importance particulière. Même dans les scènes les plus banales de la vie quotidienne, dans le restaurant du centre-ville où ils déjeunaient parfois ensemble, Rear prenait une longue inspiration, fixait Pal et lui disait en détachant chaque mot, comme si l’avenir de la guerre en dépendait : « Passe-moi le sel. » Pal, impressionné, s’exécutait docilement. Long silence. Puis Rear, d’une voix de nabab : « Merci. » Le fils ne se doutait pas une seconde que ce silence que Rear s’imposait avant la moindre parole n’était qu’un moyen de ne pas s’exprimer en anglais par réflexe. Et Rear, ayant remarqué l’impression qu’il faisait à son jeune camarade, s’était parfois amusé à le déstabiliser lorsqu’ils se retrouvaient dans sa chambre d’hôtel, jouant avec le matériel du SOE qu’il avait étalé sur son lit — un stylo-pistolet, un objet piégé, ou l’émetteur principal du S-Phone qu’il avait avec lui — tandis que Pal essayait péniblement de rester concentré en écoutant ses explications.
Le séjour bernois avait pris fin plus vite que prévu, à la suite d’un ordre de Londres. Rear était attendu dans l’ouest de la France avec Doff, pour un contact important. Jugeant que Pal pourrait continuer seul la mise en place de la filière, il lui avait donné cinquante mille francs français, et expliqué sommairement les consignes : il fallait rejoindre la zone libre et évaluer la sécurité de la filière vers la Grande-Bretagne, par laquelle il passerait pour rentrer à Londres. Sans se pencher plus avant sur les détails de la mission, Rear avait toutefois insisté sur un point :
— Surtout, garde toutes tes factures, ne perds rien.
— Mes factures ? avait répété Pal, sans comprendre.
— Les dépenses que tu feras avec l’argent que je t’ai donné. Il ne faut pas plaisanter avec ça…
Pal avait d’abord cru à une farce, mais Doff, en arrière-plan, lui avait fait de grands signes : Rear était complètement obnubilé par la question. Pal avait alors pris un air très sérieux :
— Je ferai attention. Que dois-je garder ?
— Tout. Tout ! Ticket de métro, bus, hôtel. Tu donnes dix centimes à une dame-pipi ? Tu notes ! Tu lui fais même signer un reçu si tu peux ! Crois-moi, si tu crains les Boches, tu n’as encore rien vu avec la comptabilité du SOE.
Et, comme frappé par une soudaine folie, il avait encore martelé en agitant l’index :
— Garde toutes les factures. C’est très-im-por-tant !
Rear et Doff avaient quitté Berne la nuit suivante : ils seraient en France le matin. Dans la chambre d’hôtel, Doff s’était préparé, nerveux ; rangeant ses dernières affaires, il chantonnait : « Heil Hitler, mein Lieber… » Et, soudain, comme frappé de folie, il avait attrapé un petit poignard et avait placé la lame sous sa propre gorge.
— Vive la vie, avait-il déclamé. Vivre, c’est important.
Pal, qui l’observait, avait acquiescé.
— T’as une mignonne ? avait demandé Doff après avoir posé son couteau.