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— Une mignonne ?

— Une fille, quoi.

— Oui.

— C’est quoi son nom ?

— Laura.

— Elle est jolie ?

— Très.

— Alors, promets-moi deux choses : d’abord, ne jamais désespérer. Ensuite, et le plus important, si je crève en France, baise ta Laura pour moi.

Pal avait ri.

— Tu promets, hein ?

— Promis.

— Au revoir, frère. Prends soin de ta petite gueule.

Ils s’étaient donné l’accolade. Et Doff était parti.

Par la fenêtre, Pal avait observé la rue étroite. Une petite rue pavée. Dehors, il faisait tiède malgré l’heure, c’était une belle nuit d’été. Il avait vu Rear, impassible, posté sous un lampadaire, ses deux valises dans les mains, bientôt rejoint par Doff. Les deux hommes s’étaient salués d’un signe de tête et s’en étaient allés vers l’obscurité. Doff s’était retourné une dernière fois vers la fenêtre où se tenait Pal ; il lui avait souri et l’avait gratifié d’un joyeux salut fasciste. Heil Hitler, mein Lieber, avait murmuré le fils.

Pal avait poursuivi sa mission seul. Deux jours après Rear et Doff, il avait quitté Berne pour rejoindre Lyon, en passant d’abord par Genève. Genève était une étape possible pour sa filière : les agents de nationalité britannique de la Section F pouvaient être pris en charge par le consulat de Grande-Bretagne, se faisant passer pour des pilotes abattus et en perdition. Mais l’une des raisons qui l’avaient poussé à passer par la pointe du Léman était que son père lui en avait souvent parlé. « Genève, une ville formidable  », lui avait-il répété. Ils n’y étaient jamais allés ensemble. En fait, Pal n’était même pas sûr que son père lui-même y ait déjà séjourné mais il lui en avait toujours parlé avec tant d’entrain qu’il n’avait jamais osé lui poser la question pour ne pas le ridiculiser. Si des amis évoquaient un pays exotique qu’ils avaient visité, le père, voyageur minuscule, craignant d’être déconsidéré, parlait de Genève, et de Genève encore. Il répétait que, finalement, pas besoin d’aller découvrir l’Égypte puisque Genève existait, une ville de grande classe, avec ses parcs, ses hôtels de luxe, le Palais des Nations, et tout et tout. C’est lorsqu’il parlait des hôtels que Pal savait que son père, petit fonctionnaire rêveur, affabulait.

Pal n’avait passé que quelques jours à Genève : le temps de rencontrer un contact, de visiter un peu, d’embrasser la ville au nom de son père, et surtout d’acheter dans un kiosque du bord du lac une brassée de cartes postales. Puis il avait rejoint Lyon, et le sud de la France ; il était passé par Nice, Nîmes, et il avait ainsi traversé le Midi jusqu’aux Pyrénées. Il avait fait le lien entre les futurs intermédiaires de la filière, s’était assuré de leur fiabilité et de la sûreté des points de rencontre. Il avait contrôlé les refuges et les appartements, s’assurant qu’ils comportaient toujours deux sorties et le téléphone. Il avait fourni des cartes de rationnement supplémentaires, fait le relevé des codes de reconnaissance à transmettre à Londres, et, selon les consignes reçues, il avait établi un rapport sur les réseaux locaux, dont beaucoup étaient encore embryonnaires, ne comptant parfois que deux ou trois personnes. Il avait dressé l’inventaire des besoins, conseillé les responsables, se sentant très important. Il s’était inspiré de Rear pour parler, et de Doff pour agir. Il fumait comme Doff, imitant sa manière lente et rituelle d’allumer ses cigarettes ; plus que jamais, il s’était senti homme. Il avait même fait la folie de s’offrir un beau costume, dans lequel il était fier. Il avait aimé le respect qu’il inspirait aux résistants, qui parfois avaient son âge, parfois le double.

Il était rentré en Grande-Bretagne à la fin juillet. Auparavant, il avait passé dix jours en Espagne, dans un hôtel qui servait de base arrière au SOE, en attendant son vol de retour. Il avait flâné sur la terrasse, à l’ombre des palmiers, il avait passé quelques bonnes soirées en compagnie d’autres agents dans les salons feutrés. Les transits par l’Espagne ou le Portugal, qui pouvaient durer plusieurs semaines selon la fréquence des vols, constituaient des moments de détente privilégiés pour les agents.

Pal avait été rapatrié à Londres, presque trop vite à son goût ; il avait validé la filière et fait son rapport à la Section F. Il n’avait guère eu le temps de quitter l’appartement du SOE, au sud de la ville, où on l’avait installé au milieu d’autres agents inconnus, car déjà on le préparait à sa nouvelle mission. À peine deux semaines après son retour en Angleterre, il avait été renvoyé en zone libre avec un opérateur radio.

Il était resté deux mois dans le sud de la France, retrouvant les réseaux visités précédemment, pour les former, réceptionner le matériel demandé à Londres et les aider à le prendre en main. Le largage, effectué en trois étapes, avait été géré par le centre d’envoi de la RAF de Massingham, basé en Algérie, qui fonctionnait particulièrement mal. Il y avait eu beaucoup d’erreurs dans la livraison, et le matériel, mal emballé, avait été endommagé à l’atterrissage. Par l’opérateur radio qui l’accompagnait, Pal, furieux et plein d’autorité, avait fait envoyer au commandement de la Section F à Londres un message sévère : « Centre de Massingham n’est qu’un ramassis d’incapables, moitié du matériel est une erreur d’envoi, l’autre moitié est hors d’usage.  » Londres avait répondu : « Désolé. Confirmons que centre de Massingham n’est qu’un ramassis d’incapables. »

Vers la fin octobre — quelques jours avant l’invasion de la zone libre —, Pal et son pianiste étaient allés dans les régions de Dijon et de Lyon, puis dans le centre-ouest de la France pour modifier la filière, avant de retourner dans le Sud occupé où Londres avait finalement annoncé la fin de la mission.

L’avion amorça sa descente au-dessus des terres anglaises, arrachant Pal à ses souvenirs. Le temps était mauvais, ce crachin froid de décembre comme il n’y en avait que dans ce pays. Pal sourit ; il rentrait à Londres à présent. Il avait besoin de repos. Son pianiste était rentré par l’Espagne, mais lui avait insisté pour être récupéré dans le centre de la France. À Londres, on lui en demanderait la justification ; passer par sa propre filière aurait été bien moins dangereux. Il profita des dernières minutes de vol pour trouver un pieux mensonge. Personne ne devait savoir la vérité, évidemment.

20

Le père tenait entre ses mains les cartes postales, les manipulant comme les plus précieux des papiers-valeurs. Tous les jours il les relisait.

Il y en avait deux, arrivées à deux mois d’intervalle. Il les avait trouvées dans sa boîte aux lettres. La première, c’était en octobre, à midi ; il était rentré du travail exprès, comme tous les jours, mais il n’y croyait presque plus. Et puis il avait trouvé au fond de la boîte en fer une petite enveloppe blanche, sans adresse, sans timbre, sans rien. Il avait aussitôt su que c’était son fils. Il avait déchiré le papier en toute hâte, et il avait trouvé cette magnifique vue du lac Léman, avec le jet d’eau et les collines de Cologny en arrière-plan. Il avait lu, relu.

Cher petit Papa,

J’espère que tu te portes à merveille.

Tout va bien ici. Je te raconterai bientôt.

Je t’embrasse,

Ton fils

Et il avait relu encore, lu dans sa tête et lu à voix haute, lu très vite et lu très lentement, lu en un seul souffle et lu en articulant exagérément pour ne rien rater des mots. Dans l’appartement, il avait crié, sauté de joie, il avait couru dans la chambre de son fils et il s’était couché sur son lit, il avait enlacé les couvertures, embrassé les coussins. Il avait enfin des nouvelles de son cher fils. Il était allé chercher une photographie de Paul-Émile figée dans un cadre et il en avait embrassé la vitre une bonne dizaine de fois. Son fils avait donc renoncé à la guerre et il était allé se mettre à l’abri à Genève. Quel bonheur, quel soulagement ! Le père s’était laissé envahir par une telle sensation de bonheur qu’il avait eu besoin de la partager avec quelqu’un. Mais il n’avait plus personne à qui parler. Alors il avait décidé d’aller chez la concierge et il était descendu tambouriner à la porte de sa loge pour annoncer la bonne nouvelle. Il l’avait arrachée à son bain, et sur le pas de la porte, il lui avait lu la carte à haute voix, parce qu’elle ne la lirait pas avec assez d’intonations et qu’elle gâcherait les beaux mots de son fils, et d’ailleurs elle avait le droit de regarder mais pas de toucher car on ne savait pas dans quel cambouis elle avait fourré ses mains auparavant.