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Key accourut à son tour, traversant le hall d’entrée avec des flûtes remplies de champagne.

— Joyeux Noël ! cria-t-il aux nouveaux venus.

— Joyeux Noël, toi-même, mon petit Kiki ! répondit Gros, enjoué.

Derrière lui, Stanislas fit alors son apparition, un plateau de petits-fours dans les mains. Il avait maigri. Gros jeta ses cadeaux par terre et tous s’enlacèrent. Ils rirent. Ils étaient toujours les mêmes, mais ils avaient tellement changé. Et alors que Claude et Gros enlevaient leurs longs manteaux d’hiver, ils s’observaient. Ils s’étaient quittés stagiaires, ils étaient à présent agents du SOE, incorporés au grade de lieutenant au sein de la Section F. Après Beaulieu, certains étaient partis directement sur le terrain, d’autres avaient suivi encore une école de spécialisation, mais à ce jour, ils avaient tous effectué au moins une opération en France. Avec plus ou moins de succès, car l’année écoulée avait été mauvaise pour le SOE, marquée par les échecs, et, comme bon nombre d’agents de la Section F, ils avaient été rapatriés à Londres, le temps pour le commandement général du SOE de faire le point de la situation. L’Allemagne dominait la guerre.

Dans l’appartement, la sonnette retentit à nouveau. Gros, qui voulait absolument ouvrir, renversa une table basse dans sa précipitation. C’étaient Laura et Pal, magnifiques. Ils étaient maintenant presque tous réunis, après plusieurs mois de guerre. Key avait planifié des attentats qui n’avaient pas eu lieu, dans la région de Nantes où convergeaient de nombreux soldats de la Wehrmacht. Claude, au contact des réseaux, avait vécu la désillusion des Hommes, celle dont Doff avait parlé à Pal. Aimé avait découvert les difficiles antagonismes avec les Forces françaises libres, qui se méfiaient des Anglais et surtout de la Section F, qui n’était pas gaulliste. Laura, en mission en Normandie, avait manqué de se faire capturer par la Gestapo après que l’un de ses principaux contacts eut été arrêté : le réseau avait été partiellement démantelé par les Allemands. Mais à qui pouvait-on reprocher de parler sous la torture ? Stanislas s’était blessé lors de son premier parachutage, en mai, et à son retour à Londres, il avait été affecté aux quartiers généraux du SOE. Quant à Faron et Denis, ils étaient encore sur le terrain : Denis en tant que pianiste dans la région de Tours, et Faron en mission à Paris.

*

Dans l’appartement, il y eut les cris des retrouvailles, et tous se pincèrent les joues comme pour s’assurer qu’ils étaient bien indemnes. Puis, dans l’immense cuisine, ce fut la bruyante préparation du repas. C’était une coutume d’hommes qu’avait entretenue Stanislas avant la guerre : partir en week-end à la campagne avec des amis, boire, faire du tir au pigeon, et cuisiner ensemble pour resserrer les liens. Mais ses camarades de guerre, qui n’avaient jamais connu l’éducation d’Eton, étaient de bien lamentables commis. Claude et Pal, après avoir orchestré une bataille d’ustensiles et cassé un robot ménager, furent assignés au dressage de la table, argenterie et verres en cristal. Key, qui avait fait brûler la sauce, fut sommé de s’asseoir et de se contenter de regarder. Et pendant que les rares qui s’appliquaient, au milieu d’un brouhaha infantile, achevaient de préparer le menu sous la direction de Stanislas, Aimé à la volaille et Laura au vin, Gros, caché par le battant d’une armoire, la tête dans le frigidaire, goûtait la crème des gâteaux livrés plus tôt dans la journée par un pâtissier renommé, comblant les trous dans les pâtisseries en étalant équitablement la crème restante avec le dos d’une cuillère avant de piocher dans une autre.

Et ils dînèrent, dans la salle à manger de Stanislas, une belle pièce tapissée qui donnait sur une cour intérieure.

Ils dînèrent, élégants, bienheureux, se remémorant Wanborough Manor, Lochailort, Ringway, Beaulieu. Ils se racontèrent encore leur fugue, et l’exercice de guidage aérien de Gros et Claude saouls. Ils embellirent les récits ; la nostalgie leur faisait exagérer les détails.

Ils dînèrent, des heures durant. Ils mangèrent comme s’il y avait des mois qu’ils n’avaient plus mangé, peut-être des années. Ils mangèrent la volaille, les légumes verts, les pommes de terre, le cheddar trop fait, les gâteaux déjà déflorés ; et comme certains n’en avaient pas eu assez, ils pillèrent le garde-manger sous les vivats de Stanislas. Ils mangèrent tout, boudin, saucisses, fruits, conserves, légumes et confits. Sur le coup des trois heures du matin, ils se firent des œufs sur le plat, qu’ils mangèrent avec des biscuits sucrés. Ils allaient de la table en ébène aux canapés du salon, où ils s’installaient pour récupérer un peu, le bouton du pantalon discrètement ouvert, un verre d’alcool fort à la main pour aider à la digestion, puis ils repartaient manger, enhardis par les cris d’Aimé qui, installé derrière les fourneaux, achevait une improvisation.

À l’aube, Gros distribua ses cadeaux, d’affreux cadeaux comme à Beaulieu, mais des cadeaux pleins d’amour. Ainsi, à Key qui reçut une paire de chaussettes, Gros lança : « Ce sont des chaussettes de Bordeaux ! Pas de la cagnotte !  » Key était originaire de Bordeaux, et dans sa tête, il bénit Alain Gros, l’homme le plus doux du monde. Laura, elle, reçut un pendentif doré, de mauvais goût mais choisi avec un soin infini. Émue, honteuse d’être venue les mains vides, elle enlaça Gros pour le remercier.

— Pas trop fort, sourit le bon géant, j’ai trop bouffé.

Elle le regarda dans les yeux, posa ses jolies mains sur ses énormes épaules.

— Je trouve que tu as minci.

— C’est vrai ? Ah, si tu savais comme je regrette d’avoir tant bouffé ce soir. Parce qu’en France, j’ai fait du bon petit régime. Pour être moins… moins comme je suis, quoi. Pas facile d’être ce qu’on est, ma petite Laura, tu sais hein ?

— Je sais.

— Eh ben, je me suis dit, quitte à avoir mal au ventre de trouille à cause des Boches, autant avoir mal au ventre en même temps de pas assez bouffer. Et comme ça, j’ai pris un peu de maigreur… C’est pour Melinda.

— Tu penses encore à elle ?

— Tout le temps. C’est comme ça quand on aime d’amour, on y pense tout le temps. Alors je veux être beau quand j’irai la voir.

Laura posa un doigt à l’endroit de son cœur.

— T’es déjà très beau dedans, lui chuchota-t-elle. Tu es certainement le meilleur des hommes.

Il rougit. Et il sourit.

— J’aimerais mieux être le plus beau des hommes.

Elle l’embrassa sur la joue pour lui signifier toute sa tendresse. Elle appuya ses lèvres longtemps, pour que le géant obèse ressente combien elle l’aimait. Gros avait fait du régime. Dieu sait ce qu’il avait vécu ces derniers mois ; l’angoisse, la difficulté, le froid, la fatigue, la peur. La peur. Et lui avait fait un régime. Un régime.

Lorsque le jour se leva, ils étaient affalés dans le salon, somnolents, béats. Ils osèrent parler des missions, un peu, mais ils n’en racontèrent que les anecdotes. Aimé avait réussi à embobiner un policier français sur le point de l’arrêter ; Laura et Gros s’étaient retrouvés par le plus grand des hasards dans la même villa du SOE au moment de repartir en bateau vers la Grande-Bretagne ; Stanislas avait failli manger un morceau de plastic dans l’obscurité — Gros rétorqua que le plastic n’était pas si mauvais qu’on pouvait le croire ; Key s’était retrouvé sans le vouloir dans le même hôtel qu’un autre agent avec qui il cherchait désespérément à entrer en contact. Ils ne parlèrent de rien d’autre, comme pour se protéger de la hantise de ce qu’ils avaient pu vivre en France. Les opérations avaient été difficiles, il y avait eu des pertes. Stanislas le savait mieux que quiconque, lui qui travaillait désormais au quartier général de la Section F. Récemment, deux agents avaient été réceptionnés à leur atterrissage en France non pas par la Résistance, mais par la Gestapo. Il y avait eu cette année peu de sabotages, peu de réussites. La suite de la guerre s’annonçait mal et Stanislas, plus au fait que les autres, était inquiet. Inquiet pour l’avenir de l’Europe, inquiet pour ses camarades, qui, il le savait, repartiraient bientôt en France. Il savait ce qui était arrivé à certains membres du groupe, en France. Il était le seul à savoir ce qui était arrivé à Gros.