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Faron avait passé une semaine terré dans l’appartement sûr. À présent, il jugeait que tout danger était écarté, mais il ne pouvait pas continuer sa mission. Pas tout de suite du moins, c’était trop risqué. Il devait rentrer à Londres, faire son rapport, demander de nouvelles consignes. Il avait été suivi, juste avant Noël. L’Abwehr peut-être. L’incident s’était produit après qu’il eut essayé d’observer l’hôtel Lutetia, dans lequel les services de sécurité allemands avaient installé leur quartier général pour la France. Il s’était pourtant efforcé de passer pour un simple promeneur sur le boulevard Raspail, de ne jeter que quelques regards discrets après s’être attardé devant une boutique, puis il avait passé son chemin, innocemment. Mais, une demi-heure plus tard, près de l’Opéra, il avait repéré une présence derrière lui. La panique l’avait envahi lentement ; il aurait dû s’en rendre compte, il avait appris à faire attention aux signes. Sa distraction allait peut-être le perdre. Il avait pris d’amples inspirations pour se calmer. Surtout, ne pas montrer sa nervosité, ne pas courir, se contenter d’appliquer les méthodes. Il avait changé de trottoir, s’était engagé dans une rue au hasard, il avait accéléré discrètement le pas, et dans le reflet d’une vitrine, il avait constaté que l’homme le suivait toujours. Il avait les idées de plus en plus confuses, les protocoles de Beaulieu n’étaient soudain plus clairs : que devait-il faire si on l’arrêtait ? Devait-il prendre l’initiative d’entrer dans un hall d’immeuble désert et de tuer le poursuivant avec le petit couteau de commando qu’il gardait toujours dissimulé dans sa manche. Dans l’un des boutons de sa veste, il y avait sa pilule L. Et pour la première fois, il y avait songé. Si on le prenait, il se tuerait.

Il avait fini par contenir sa terrible angoisse ; son cœur battait fort et son crâne lui faisait mal. Recouvrant ses esprits, il avait pris la direction du boulevard Haussmann ; il avait marché vite, il avait distancé la silhouette derrière lui et s’était mêlé à la foule d’un grand magasin, avant de ressortir par une porte de service et de sauter dans un autobus qui l’avait conduit à l’autre bout de la ville. Inquiet, en pleine crise de paranoïa, il avait pénétré dans un immeuble au hasard et passé la nuit caché, dans un grenier, comme un vagabond, sans fermer l’œil, son couteau en main. Désormais, il ne sortirait plus sans son browning. Il avait rejoint son appartement sûr aux premières heures du lendemain, au lever du couvre-feu, affamé, épuisé, et il n’en avait pas bougé durant sept jours entiers.

À présent, il faisait le tri des différents documents amassés pendant ses mois parisiens. Il dissimula les plus importants dans une petite cache de sa valise et brûla les autres dans une corbeille en fer, après les avoir photographiés. Il avait été envoyé à Paris pour établir une liste des cibles potentielles de sabotage ou de bombardement, usines, centres de réparation de locomotives, ou lieux stratégiques. Le Lutetia constituait à ses yeux une cible de premier choix, mais particulièrement difficile à atteindre. S’il parvenait à y planifier un attentat, ce serait un grand coup. Pour la guerre et pour sa gloire. Après ça, on lui proposerait certainement des missions spéciales, suivies uniquement par l’état-major du SOE, le plus haut niveau de secret dans le secret. Il y aspirait. Il avait parfaitement conscience de ses aptitudes d’agent, largement supérieures à la moyenne. Les petits Claude et les gros Gros, les vieux Stanislas, ça lui faisait presque de la peine, ils n’étaient rien à côté de lui. Sa plus grande fierté, c’était d’avoir installé un appartement sûr en plein Paris, un trois-pièces au troisième étage d’un immeuble tranquille, avec deux issues : la porte d’entrée évidemment, mais également le balcon de la chambre, qui permettait d’accéder directement à une fenêtre de la cage d’escalier de l’immeuble voisin. En cas de danger, on pouvait s’enfuir jusqu’au boulevard en passant par le hall de l’immeuble d’à-côté ; tous les jours il s’en félicitait. Il considérait cet appartement comme un lieu de sécurité maximale, notamment car personne n’en connaissait l’existence, pas même Londres. Et le secret était l’une des règles élémentaires de la sécurité : moins les gens en savaient, moins ils risquaient de se compromettre, volontairement ou non. La Résistance était truffée de bavards pathétiques, courageux patriotes, certes, mais capables de jouer les vantards pour épater une femme. Quant aux plus silencieux, aux plus secrets combattants, ils ne résisteraient pas forcément à la torture. Lui-même en doutait, il n’avait que difficilement supporté les exercices de Beaulieu et les instructeurs en uniformes de SS. Oui, désormais, il le savait : si on le prenait, il se tuerait.

Personne à part lui ne connaissait la localisation de l’appartement sûr. Il le révélerait certainement aux chefs de la Section F une fois à Londres, l’endroit pouvant servir de lieu de repli pour des agents en difficulté. Mais il avait soigneusement évité de donner la moindre information à ses contacts parisiens, même à Marc, son opérateur radio, installé dans un appartement du onzième arrondissement dont la sécurité laissait à désirer, et à Gaillot, son principal interlocuteur, responsable d’un Réseau de résistance, et qui était d’ailleurs passé lui aussi par une formation du SOE. Faron aimait bien Gaillot ; c’était un homme d’une quarantaine d’années, efficace et secret, un peu comme lui, qui ne posait pas de questions inutiles, et dont les connaissances en matière d’explosifs étaient impressionnantes. Il ferait appel à lui pour l’attentat du Lutetia.

L’après-midi, Faron osa enfin quitter son appartement. Il se rendit chez Marc, son pianiste, pour demander des instructions à Londres.

*

Elle s’appelait Marie, elle avait vingt-cinq ans. Faron la retrouva à la fin d’une matinée brouillardeuse, près d’une librairie des abords de la gare Lyon-Perrache. Le SOE avait dirigé le colosse vers un réseau d’exfiltration vers la Grande-Bretagne ; un intermédiaire l’attendrait à Lyon pour le conduire jusqu’au village d’où opérait le comité de réception de la filière ; c’est là qu’un Lysander viendrait le chercher. Marie était l’intermédiaire. Elle récupérait les agents à Lyon et les emmenait à la campagne, dans une auberge utilisée comme refuge de la filière. Puis, le lendemain ou plusieurs jours après, selon la situation, elle les conduisait au village ; ils y étaient secrètement logés jusqu’au soir du départ.

Elle était jolie, bien faite, vive, coquette, fraîche, le regard intelligent. Elle plut immédiatement à Faron ; il y avait longtemps qu’il n’avait pas côtoyé de femme. Ils circulèrent d’abord en bus et, discrètement, il plaqua les pans de sa chemise pour qu’elle moule son corps et dévoile ses muscles. Ils continuèrent ensuite en bicyclette : et dans les montées il s’efforça de l’impressionner par ses coups de pédales rapides. Ils arrivèrent à l’auberge dans l’après-midi, et à peine Faron eut-il pris possession de sa chambre qu’il se dépêcha de prendre une douche, de se raser et de se parfumer. Il se remémora alors l’effet qu’avait eu la Section norvégienne sur lui et ses camarades, en plein entraînement écossais. Prêt, propre, Faron attendit assis sur son lit que Marie vienne le retrouver. En vain.