Elle frappa à la porte de sa chambre vers vingt et une heures. Il l’attendait depuis quatre heures. Il avait eu le temps de faire et refaire sa valise, il avait changé deux fois de chemise, vérifié le mécanisme de son browning à sept reprises, lu le début et la fin d’un livre, compté les motifs sur les rideaux, refait les lacets de ses chaussures, remonté sa petite pendule, ajusté et gominé neuf fois ses cheveux — il s’était laissé pousser les cheveux en France, son crâne rasé le rendait trop facilement identifiable —, serré et desserré sa ceinture, vérifié ses dents et son haleine trois fois, récuré ses ongles et procédé à trois contrôles anti-pellicules, époussetant le col de son veston à chaque fois qu’il avait trop secoué la tête, avant de vérifier dans son miroir de poche qu’aucune particule blanche ne traînait disgracieusement sur ses épaules. Finalement il s’était endormi, à demi affalé sur le lit, et les coups sur la porte le firent sursauter. Marie. Il essuya le filet de bave qui avait coulé de ses lèvres et formé une petite flaque visqueuse sur l’oreiller, et se précipita pour ouvrir la porte.
Marie, devant la porte, perçut la précipitation. Ce Faron la débecquetait. Il était laid, suffisant, elle n’avait aucune envie de venir le trouver dans sa chambre, mais comme elle ne l’avait pas vu depuis plusieurs heures, elle voulait s’assurer que tout allait bien. Le colosse ouvrit la porte et lui sourit, béat et mielleux. Il avait dû s’endormir après s’être coiffé car la gomina avait figé l’arrière de ses cheveux en une espèce de croûte sèche et rectangulaire. Et elle dut se pincer le bras pour réprimer un rire.
— Tout va bien ?
— Oui.
Il avait insisté longuement sur le i. Elle avait l’impression de parler à un attardé.
— Tu as bien mangé ?
— Non.
Elle comprit qu’il lui faisait du charme.
— Non quoi ? Tu as mal mangé ?
— Non, je n’ai pas mangé.
Il sourit. Il se trouvait langoureux et plein de classe.
— Et pourquoi n’as-tu pas mangé ?
Elle était à présent très agacée.
— Je ne savais pas que je devais aller manger.
— Mais je t’avais dit d’aller manger à la cuisine !
Il n’avait rien écouté ; oui, elle lui avait effectivement donné quelques consignes, la douche, la discrétion et tout et tout, mais il s’était perdu dans ses pensées d’amour et n’avait pas enregistré le moindre de ses mots.
— Bon. T’as faim ?
— Ouais.
— Alors descends à la cuisine, porte du fond avant la salle à manger. N’oublie pas de faire ta vaisselle quand t’as fini.
Il arbora de nouveau son sourire mielleux.
— On dîne ensemble ?
— N’y compte pas.
Elle tourna les talons, submergée par l’aversion physique que lui inspirait cet homme, sans même savoir pourquoi. Peut-être était-ce à cause de l’antipathie qu’il dégageait, de son air faux. Certes, il était impressionnant, puissant, le torse musclé, les biceps épais. Mais ses affreux cheveux gras, mal coupés, qui poussaient trop droit comme s’il s’était longtemps rasé le crâne, son nez trop grand, ses longs bras ballants, ses façons de porc la dégoûtaient. Et sa manière de parler, si désagréable, si brusque. Et ses intonations trop fortes. Elle pensait souvent à cet autre agent qu’elle avait rencontré par deux fois, en octobre et en décembre, au nom étrange : Pal. Elle n’oublierait pas son nom ; il était le contraire de ce Faron, plus jeune, vingt-cinq ans environ, comme elle. Bel homme, bien proportionné, intelligent, les yeux rieurs. Il avait une manière élégante de fumer. Faron suçait ses cigarettes d’une manière écœurante : lui commençait d’abord par en proposer une, puis il piochait dans son étui, un bel étui en métal, et gardait sa cigarette en main quelques instants, poursuivant la conversation. Il parlait bien, s’aidant de ses mains et faisant virevolter sa cigarette. Puis il la posait sur le coin des lèvres, juste avant de terminer une phrase, et il l’allumait dans un geste élégant, les yeux plissés, la tête légèrement inclinée vers le bas, aspirant une longue bouffée et recrachant lentement la fumée blanche, loin d’elle pour ne pas l’incommoder. Les deux fois, elle l’avait trouvé très impressionnant. Calme, posé, plaisantant gaiement, comme s’il ne craignait rien de la vie. Elle qui parfois avait si peur, peur pour elle et peur pour l’avenir, peur qu’il n’arrive plus jamais rien de bon, elle avait retrouvé confiance par sa seule présence. Quand elle l’avait regardé fumer, elle avait eu envie de se blottir contre lui. Quand Faron fumait, elle avait envie de vomir.
Faron descendit à la cuisine après s’être encore une fois apprêté. Il ne voulait pas rentrer en Angleterre sans avoir goûté à la petite Française. Il ramènerait du vin de la cuisine, frapperait à la porte de sa chambre, lui proposerait de boire, boire aidait toujours, et lorsqu’il sentirait que l’affaire serait bien partie, il jouerait son va-tout : la cigarette. Il avait développé une manière bien à lui de fumer, élégante et masculine : les femmes adoraient.
La cuisine baignait dans l’obscurité. Il se prépara un plateau avec du poulet et du pain. Il débusqua aussi une bouteille de vin, pour Marie. Il attendit un moment, debout, sans manger. Elle ne vint pas. Il s’octroya quelques bouchées de poulet ; il avait faim. Soudain, il rit tout seul, de bonne humeur à la perspective de l’accouplement proche. Pas de Marie toujours. Après une demi-heure, il prit son plateau, et monta dans sa chambre. Il cracha par terre pour conjurer le sort : si Marie le rejoignait dans sa chambre, c’était gagné pour se faire du bien.
Elle frappa à la porte un quart d’heure plus tard ; il jubila, excité. Elle était revenue à contrecœur : ils partaient dès le lendemain matin, et elle devait lui donner les consignes.
Il ouvrit la porte victorieusement et la fit entrer, mais elle ne fit qu’un pas dans la chambre, juste pour pouvoir fermer la porte et qu’on ne les entende pas.
— Bonsoir, bonsoir, dit-il avec gentillesse pour l’amadouer.
Il alluma une cigarette d’un air détaché, le coup de la cigarette faisait toujours son petit effet. Elle reçut la fumée en plein visage et toussa.
— Sois prêt à six heures demain matin.
— Six heures. Bien.
— Alors, bonne nuit.
— C’est tout ?
— Quoi c’est tout ?
— Je me disais que toi et moi on pourrait…
Elle eut une moue de dégoût.
— Jamais de la vie. Bonne nuit.
— Attends ! l’enjoignit Faron, dépité, qui voulait rattraper le désastre.
— Bonne nuit ! répéta Marie en tournant la poignée de la porte.
Il essaya de fumer plus fort, pour qu’elle le remarque. Fumer, sa dernière chance de la séduire. Il postillonna au lieu de souffler.
— Attends ! Tu veux fumer avec moi ?
— Bonne nuit !
Désespéré à l’idée de dormir seul, il décida, pour la retenir, de lui offrir une arme.
— Attends ! J’ai ça pour toi… En cas de danger.
Elle s’arrêta net et se tourna vers Faron. Celui-ci se précipita vers sa valise et sortit du double fond un petit revolver rangé dans un étui en cuir. Son revolver de secours.
— C’est pour toi, murmura-t-il. Tu pourrais en avoir besoin.
C’était un beau cadeau. Il espéra des baisers pour remerciements.
Dans sa chambre, elle passa la sangle en cuir autour de sa cuisse, l’attacha et y cala le revolver. Elle rabattit sa jupe. Elle se regarda dans un miroir, on ne voyait rien. Les yeux fixés sur son reflet, elle releva sa jupe et contempla son arme encore. Faron n’avait eu droit à rien, mais elle aimait décidément bien ces agents anglais. Elle se sentait partie prenante de l’effort de guerre grâce à eux. Pal déjà, lors de ses deux visites, lui avait remis à chaque fois une enveloppe à déposer dans une boîte aux lettres à Paris. Des messages codés pour un haut responsable des renseignements britanniques, lui avait-il dit. Elle avait frémi, elle s’était sentie galvanisée comme jamais, elle qui désormais faisait le courrier pour les services secrets britanniques. Elle était allée faire sa livraison dès le lendemain à Paris. C’était rue du Bac.