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La permission à Londres avait des airs d’Espagne. Les agents en congé étaient à l’abri de l’Europe dans un univers feutré qui contrastait avec les situations vécues en France. Au sein du groupe, chacun vaqua à ses petites occupations. Le plus important était de ne pas trop songer au prochain départ pour la France ; l’insouciance faisait du bien.

Le matin, ils allaient courir dans Hyde Park, pour rester en forme. Puis ils passaient la journée à flâner ensemble, dans les magasins et les cafés. Dans les moments de désœuvrement, ils se rendaient en petites délégations discrètes à Portman Square, l’une des antennes de la Section F où Stanislas avait son bureau. Ils passaient lui rendre visite, bien que ce ne fût pas autorisé. Ils s’installaient dans le bureau de Stanislas, et ils y traînaient, à discuter de n’importe quoi et à boire du thé, persuadés de traiter d’affaires importantes. Les quartiers généraux du SOE n’étaient pas situés là mais aux numéros 53 et 54 de Baker Street, une adresse inconnue de la majorité des agents de terrain ; en cas de capture, ils ne pourraient jamais révéler la localisation précise du centre névralgique du Service. Portman Square, en fait, n’était qu’une antenne de la Section F — il en existait plusieurs — pour tromper la vigilance des chauffeurs de taxi et des agents allemands infiltrés dans la capitale, persuadés que Portman Square était le quartier général d’un centre clandestin français, sans savoir très bien de quoi il retournait.

Le soir, ils dînaient dehors, et terminaient souvent la nuit à Mayfair, entassés chez Aimé, à jouer aux cartes. S’il pleuvait trop, c’était le cinéma, même si leur niveau général d’anglais ne leur permettait pas de tout saisir du film. L’apprentissage de l’anglais était d’ailleurs devenu l’obsession première de Gros : savoir l’anglais et retrouver Melinda, la serveuse de Ringway. Il passait son temps dans la cuisine de l’appartement de Bloomsbury, plongé dans un épais livre de grammaire tout en mangeant des petits gâteaux secs, à répéter ses leçons, et lorsqu’il était seul, il s’entraînait à dire à haute voix : « I am Alain, I love you. » C’était sa phrase préférée.

Pal, avec son grade de lieutenant, son appartement, son compte dans une banque anglaise sur lequel était déposé chaque mois son salaire du gouvernement, se sentait devenir quelqu’un. Adolescent, il avait souvent songé à ce que seraient ses premiers pas dans la vie sans son père. Mais il n’avait rien imaginé de ce qu’il vivait à présent ; ni la guerre, ni le SOE, ni les manoirs, ni les missions, ni l’appartement de Bloomsbury. Il avait pensé à Paris, il se voyait habitant un gentil trois-pièces proche de la rue du Bac, pour que son père puisse venir facilement. Et son père se serait félicité de l’indépendance de son fils. Pal se demandait ce que dirait son père s’il pouvait le voir en cet instant ; le fils français était devenu lieutenant britannique. Il avait changé, physiquement, mentalement, au fil des mois dans les écoles du SOE, bien sûr, mais surtout durant ses deux missions. Wanborough, Lochailort, Ringway, Beaulieu n’étaient finalement qu’une longue macération : des agents avec des agents, des militaires avec des militaires. Mais sur le terrain, c’était différent : le quotidien, c’était un pays occupé et des résistants pour la plupart moins bien formés que lui ; son statut suscitait la déférence. Après Berne, lorsqu’il avait été seul, ses contacts dans la Résistance l’avaient regardé avec un immense respect, et il s’était senti important, indispensable. Comme jamais. Lorsqu’il avait conseillé des responsables, assisté à un entraînement clandestin ou expliqué l’utilisation des Sten, il avait entendu les murmures que déclenchait sa présence : c’était un agent anglais. Une fois, on lui avait demandé de parler à un petit groupe de résistants débonnaires et mal organisés, pour les encourager. Ah, comme il avait bien parlé ; il avait feint d’improviser, mais il avait longuement répété les mots dans sa tête, durant les heures qui avaient précédé. Et il avait galvanisé les troupes, lui, le mystérieux, l’invincible, la main de Londres et la main de l’ombre. Ah, ces modestes soldats, jeunes, vieux, en rang d’oignons face à lui, l’écoutant, émus. Il leur avait laissé entrevoir qu’il portait une arme à la ceinture. Ah, comme il avait su trouver les mots, leur prodiguer du courage, comme il s’était trouvé le plus formidable d’entre eux tous. Plus tard, de retour dans sa chambre d’hôtel, il avait été puni de son orgueil par un nœud dans le ventre, cette violente angoisse d’être démasqué, capturé, torturé, qui le saisissait souvent mais rarement aussi violemment. Il s’était senti plus bas que bas, plus insignifiant que les insignifiants, et il avait vomi de terreur pour la première fois.

En France, personne ne s’était douté de son âge. Il avait vingt-trois ans à présent, et il en paraissait certainement cinq ou même dix de plus. Ses cheveux avaient poussé, il les coiffait en arrière désormais, et il s’était laissé pousser une fine moustache qui lui allait particulièrement bien. Quand il parlait avec des interlocuteurs importants, comme des chefs de réseau, il se donnait un air grave qui le faisait paraître plus sérieux et plus expérimenté ; et lorsqu’il portait un complet-cravate, on lui donnait du Monsieur. À Nice, il s’était acheté un costume sombre, aux frais du SOE, mais sans en conserver la facture car il aurait été difficile de la justifier. Le service comptabilité voulait des explications pour chaque dépense, et au moment des comptes, au retour à Londres, la meilleure technique était de prendre des airs contrits et de parler de la Gestapo lorsqu’on ne parvenait pas à expliquer certains trous dans le budget. Pour étrenner son vêtement, Pal était allé plusieurs fois prendre le café et lire le journal au Savoy, juste pour le plaisir de se faire admirer.

Et puis il y avait eu Lyon, où il avait rencontré Marie, une intermédiaire de sa filière. C’était une jolie femme, plus âgée que lui, une femme pour Key. Mais il avait senti qu’il lui faisait une certaine impression, lui, l’homme nouveau. Pris dans son jeu de séducteur bien intentionné, il s’était même donné une manière de fumer, celle de Doff à vrai dire, car Doff avait beaucoup de classe. Il avait fumé comme Doff, par plaisir badin, sans arrière-pensée. Il s’était trouvé un peu ridicule, d’ailleurs. Mais, peu à peu, tout ceci était devenu stratagème pour amadouer cette Marie, amoureuse de lui, qu’il avait utilisée de manière éhontée, par deux fois, pour déposer les cartes postales de Genève chez son père, lui faisant croire qu’elle transportait là des documents secrets. La première fois avait été en octobre, puis en décembre, juste avant de rentrer ; alors qu’il se trouvait dans le sud de la France, il était repassé par son réseau pour rentrer en Angleterre, au lieu de choisir la filière espagnole, plus simple et plus directe, au mépris des règles de sécurité, juste pour retrouver Marie et lui faire accomplir encore sa petite besogne. Oui, il l’avait charmée, il lui avait menti ; sinon, elle n’aurait sans doute jamais accepté. Oui, tout cela n’avait été que ruse d’agent anglais, car la seule femme à laquelle il pensait depuis des mois, la seule femme qui comptait vraiment, c’était Laura. Il l’avait revue deux jours après son retour à Londres, dans un bureau de la Section F. Ils s’étaient isolés, quel bonheur de la retrouver, de la serrer contre lui. Il y avait eu de longs baisers. Puis elle le lui avait dit, enfin : les mots avaient résonné longtemps dans sa tête. La réponse à sa déclaration de Beaulieu. « Je t’aime », lui avait-elle murmuré dans le creux de l’oreille.