Ce dimanche-là, après le déjeuner, France Doyle se rendit dans le cagibi où, quelques mois plus tôt, elle avait régulièrement pleuré le destin de sa fille. Elle s’agenouilla, les mains jointes et les yeux fermés, envahie de ferveur, et elle remercia le Seigneur d’avoir placé sur la route de sa fille ce garçon brillant et audacieux qu’était Pal. Que la guerre les épargne, eux, les courageux. Que le Tout-Puissant les protège, les deux enfants. Que cette guerre ne soit que le point de départ de leur rencontre et que le Seigneur prenne sa vie à elle en échange de leur éternel bonheur. Oui, si tout se passait bien, elle irait aider les démunis, elle reconstruirait les toits des églises, elle financerait les orgues et brûlerait des centaines de cierges. Les vœux les plus inimaginables, elle les accomplirait, pourvu que le Ciel leur soit clément.
Mais ce que France Doyle n’avait pas remarqué, c’était que ni Pal ni Laura ne réalisaient combien ils s’aimaient mutuellement. Pendant leurs tête-à-tête par exemple, ils pouvaient converser pendant des heures, inépuisablement, passionnés, insatiables amants, comme si, à chaque fois, ils ne s’étaient plus vus depuis des années. Toujours, elle trouvait Pal brillant, passionnant, mais lui ne voyait rien, et, craignant qu’elle ne finisse par se lasser, multipliait les stratagèmes pour l’impressionner ; il fouillait les livres et les journaux pour rendre ses conversations plus intéressantes, et souvent, s’il jugeait ne pas en savoir assez, il s’en blâmait jusqu’au lendemain. Quand ils allaient dîner ensemble au restaurant, elle se préparait pendant des heures, elle arrivait resplendissante, portant de jolies robes du soir et des escarpins assortis ; il était à chaque fois subjugué, mais elle ne voyait rien. Elle se trouvait trop habillée et se traitait d’idiote en secret pour avoir passé l’après-midi dans la salle de bains de Chelsea à se pomponner, se soigner, se peigner, se farder, essayer des tenues, en changer, changer encore, sortir sa garde-robe entière, la jeter au sol, pester car rien ne lui allait, rien ne lui allait plus, elle était la plus vilaine du monde. C’est ainsi qu’empêtrés dans leurs simagrées, Laura et Pal ne se disaient pas souvent combien ils s’aimaient. Et ils ne voyaient pas, même au cœur de la nuit, enlacés dans la chambre de Pal, ce que tous les autres autour d’eux avaient vu depuis longtemps.
À la fin de la semaine suivante, janvier toucha à sa fin et ce fut l’anniversaire du père. Ce jour-là, Pal ne se rasa pas ; c’était une journée de tristesse. Aux premières heures du matin, il sortit de l’armoire la veste en tweed qu’il avait achetée pour cette occasion, et, la portant sur lui, il la promena à travers la ville. Il l’emmena dans les lieux qu’il aimait fréquenter et il s’imagina une journée avec son père, venu lui rendre visite à Londres.
— C’est magnifique, lui dit son père. Tu mènes ta vie tambour battant !
— J’essaie, répondit modestement le fils.
— Tu n’essaies pas, tu réussis ! Regarde-toi ! Tu es lieutenant de l’armée britannique ! Appartement, salaire et héros de guerre… Quand tu es parti, tu n’étais encore qu’un enfant et aujourd’hui, tu es devenu quelqu’un d’exceptionnel. Au jour de ton départ, je t’ai fait ton sac, tu te souviens ?
— Je me souviendrai toujours.
— Je t’avais mis de bons vêtements. Du saucisson aussi.
— Et des livres… Tu y avais mis des livres.
Le père sourit.
— Les as-tu aimés ? C’était pour t’aider à tenir bon.
— J’ai tenu bon grâce à toi. Tous les jours, Papa, je pense à toi.
— Moi aussi, mon fils. Tous les jours, je pense à toi.
— Papa, je suis désolé d’être parti…
— Ne le sois pas. Tu es parti parce qu’il le fallait. Qui sait ce que je deviendrais si tu ne faisais pas la guerre ?
— Qui sait ce que nous serions devenus si j’étais resté avec toi.
— Tu ne serais pas devenu un homme libre. Tu ne serais pas devenu toi. Cette liberté, mon fils, elle est inscrite en toi. Cette liberté est ton destin. Je suis fier.
— Parfois, je n’aime pas mon destin, alors. Le destin ne devrait pas séparer les gens qui s’aiment.
— Ce n’est pas le destin qui sépare les gens. C’est la guerre.
— Mais la guerre fait-elle partie de notre destin ?
— C’est là toute la question…
Ils marchèrent ; ils allèrent jusqu’à la maison des Doyle, à Chelsea, puis ils déjeunèrent là où Laura avait amené Pal lors de leur première permission, après Lochailort. Le repas terminé, le fils offrit la veste à son père qui la trouva magnifique.
— Bon anniversaire ! chanta le fils.
— Mon anniversaire ! Tu n’as pas oublié !
— Je n’ai jamais oublié ! Je n’oublierai jamais !
Le père avait essayé le vêtement : la taille était parfaite, les manches tombaient bien.
— Merci, Paul-Émile ! Elle est superbe ! Je la mettrai tous les jours.
Le fils sourit, heureux que son père soit heureux. Ils avaient encore bu un café, et ils étaient repartis à travers Londres. Mais, bientôt, le père s’était arrêté sur le trottoir.
— Que fais-tu, Papa ?
— Je dois rentrer maintenant.
— Ne pars pas !
— Il le faut.
— Ne pars pas, j’ai peur sans toi !
— Allons, tu es un soldat maintenant. Tu ne dois pas avoir peur.
— J’ai peur de la solitude.
— Je dois partir.
— Je pleurerai, Papa.
— Je pleurerai aussi, mon fils.
Lorsque Pal recouvra ses esprits, il pleurait, assis sur un banc, dans un quartier du sud de la ville qu’il ne connaissait pas. Il grelottait. La veste en tweed avait disparu.
25
Il n’y avait plus eu de cartes postales. Celle de décembre avait été la dernière. Plus de nouvelles depuis. Deux mois s’étaient écoulés, et pas le moindre signe. C’était février à présent, et son fils avait de nouveau oublié son anniversaire. C’était la deuxième année de suite.
Le père était si triste : pourquoi Paul-Émile n’avait-il pas envoyé une carte postale pour son anniversaire ? Une belle vue de Genève, même sans texte, juste la carte. Cela aurait suffi à tromper ce sentiment de solitude et de désarroi. Son fils n’avait sans doute pas le temps ; la banque, c’était du travail, il croulait certainement sous les responsabilités. Son fils, ce n’était pas n’importe qui, et peut-être possédait-il même déjà la signature. Et puis c’était la guerre. Sauf en Suisse. Mais les Suisses étaient des gens très occupés, et son fils, débordé, n’avait pas vu les semaines passer.
Mais le père ne parvenait pas à se convaincre. Même le plus grand des banquiers n’avait-il pas une once de temps pour formuler quelques vœux d’anniversaire à son père ?
Sans cesse, il relisait ses deux trésors. Rien n’indiquait que son fils ait été fâché contre lui. Alors pourquoi plus de cartes ? Chaque jour d’attente le faisait dépérir un peu plus. Pourquoi son fils ne l’aimait-il plus ?