Lorsque Pal et Stanislas retournèrent dans l’immeuble, Gros s’agenouilla derrière son buisson et supplia Dieu qu’on ne le batte plus jamais.
La peur envahit peu à peu les stagiaires à mesure qu’approchait leur départ. Ils furent convoqués à Portman Square où ils reçurent les instructions de leur mission. Bientôt aurait lieu le ballet vers les maisons de transit des environs de l’aérodrome de Tempsford. Et tous s’efforcèrent de profiter pleinement des derniers jours. Laura et Pal sortaient tous les soirs : ils allaient dîner, puis au spectacle ou au cinéma. Ils rentraient tard à l’appartement de Bloomsbury, souvent à pied malgré le froid de février, main dans la main. Key et Claude dormaient déjà ; Gros, dans la cuisine, exerçait son anglais. Dans leur chambre, Laura et Pal s’efforçaient de rester des amants discrets. Aux premières heures de l’aube, Laura rentrait à Chelsea.
La menace planait : le retour en France, le retour parmi les pères. La menace d’exister. Faron, nerveux, se montrait de plus en plus imbuvable. Durant l’un des derniers soirs, qu’ils passèrent tous ensemble à l’appartement de Bloomsbury, il se moqua copieusement de tout le monde. Après qu’une altercation eut été évitée de justesse avec Key, le colosse partit dans la cuisine pour échapper aux remarques qui fusaient à son encontre. Claude lui emboîta le pas. Étrangement, Claude était le seul pour qui Faron avait du respect, presque de la crainte. Peut-être parce qu’au fond, tous le considéraient comme le bras de Dieu. Et dans la cuisine, le curé le vilipenda.
— Tu pourras pas rester un con toute ta vie, Faron !
Le colosse aux cheveux gras essaya d’éviter la conversation en fouillant dans les placards. Il se remplit la bouche avec des biscuits de Gros.
— Tu veux quoi, Faron ? Que tout le monde te déteste ?
— Tout le monde me hait déjà.
— Parce que tu le mérites !
Faron avala lentement avant de répondre, attristé :
— Tu le penses vraiment ?
— Non… Et puis, j’en sais rien ! Quand je t’entends parler aux gens…
— Merde, c’était de l’humour ! Faut décompresser un peu, on est là pour ça. Bientôt on repartira en France, faut pas l’oublier.
— Faut être un homme bon, Faron, c’est ça qu’on ne doit pas oublier…
Il y eut un très long silence. Le visage de Faron se fit grave, sérieux, et lorsqu’il parla sa voix était cassée :
— J’en sais rien, Claude. On est des soldats, et les soldats n’ont pas d’avenir…
— Nous sommes des combattants. Les combattants se soucient de l’avenir des autres.
Le regard de Claude s’apaisa. Ils s’assirent autour de la table de la cuisine et Claude ferma la porte.
— Qu’est-ce que je dois faire ? demanda Faron au curé.
Faron fixait Claude dans le fond des yeux jusqu’à voir son âme. Un jour, il lui montrerait, il leur montrerait à tous : il n’était rien de ce qu’ils pensaient, il n’était pas un salaud. Et Claude comprit que le colosse demandait l’absolution.
— Va faire le bien. Sois un Homme.
Faron acquiesça et Claude fouilla dans sa poche. Il en ressortit une petite croix.
— Tu m’as déjà donné ton chapelet à Beaulieu…
— Prends celle-là aussi. Porte-la autour du cou, porte-la sur ton cœur. Porte-la vraiment, car je ne vois pas ton chapelet.
Faron prit le crucifix et lorsque Claude ne le regarda plus, il le baisa avec dévotion.
Quelques jours plus tard, le bureau de sécurité du SOE avalisa le retour de Gros en France, et celui-ci reçut son ordre de mission. Malheureux de quitter les siens, il fit sa valise, sans y mettre sa chemise française, sa préférée ; il regrettait de ne pas être allé trouver Melinda. Après les embrassades d’usage, il quitta Londres pour une maison de transit. Dans la voiture, en route vers Tempsford, il songeait, déprimé, que si les Allemands le prenaient, il dirait qu’il était le neveu du général de Gaulle pour être bien certain qu’on le tue. À quoi bon vivre si personne ne vous aime ?
Les autres reçurent à leur tour leur ordre de départ. Ils se séparèrent sans cérémonie pour rendre leurs retrouvailles plus vraisemblables. « À bientôt », se dirent-ils, narguant le destin. Et, peu après Gros, ils quittèrent tous Londres ; Claude, Aimé, Key, Pal, Laura et Faron, dans cet ordre. Au début mars 1943, le Commandement général avait fixé ses consignes et ses objectifs pour l’année à venir, et tous avaient disparu, emmenés dans les ventres des Whitley.
Aimé avait confié les clés de sa mansarde de Mayfair à Stanislas.
Gros, Claude, Key et Pal avaient laissé une clé de l’appartement de Bloomsbury sous le paillasson. Ils ne pouvaient de toute façon pas la prendre avec eux ; c’était une clé de fabrication anglaise, ce qui pourrait les trahir. Les agents ne devaient rien emporter avec eux qui soit de fabrication anglaise : vêtement, bijou, ou accessoires divers. La clé resterait donc dissimulée dans le cadre en fer du paillasson, attendant le retour de l’un des colocataires. Et, en leur absence, le loyer serait versé directement par la banque au bailleur.
Pal était parti juste après Key. Il avait passé sa dernière nuit londonienne dans les bras de Laura. Ils n’avaient pas dormi. Elle avait pleuré.
— Ne t’inquiète pas, lui avait-il murmuré pour la consoler. On se retrouvera ici, bientôt. Bientôt.
— Je t’aime, Pal.
— Je t’aime aussi.
— Promets-moi de m’aimer toujours.
— Je promets.
— Promets mieux ! Promets plus fort ! Promets de toute ton âme !
— Je t’aimerai. Tous les jours. Toutes les nuits. Les matins et les soirs, à l’aube et au crépuscule. Je t’aimerai. Toute ma vie. Toujours. Les jours de guerre et les jours de paix. Je t’aimerai.
Et pendant qu’elle le couvrait de baisers, Pal avait supplié le destin de protéger celle qu’il aimait. Maudite guerre et maudits hommes ; que le destin lui arrache jusqu’à sa dernière goutte de sang, pourvu qu’il l’épargne, elle. Il s’offrait au destin pour Laura comme il s’était offert au Seigneur pour Gros. Quelques jours plus tard, un bombardier le parachutait au-dessus de la France.
Plusieurs semaines s’écoulèrent. À la fin mars, Denis le Canadien, dont on n’avait eu aucune nouvelle, rentra à Londres, sain et sauf.
Les mois défilèrent. Ce fut le printemps, puis l’été. Resté dans la plus pesante des solitudes, Stanislas s’en allait souvent déambuler dans les parcs de Londres, drapés de verts à présent ; les fleurs violettes des grandes allées lui tenaient compagnie. Dans son bureau de Portman Square, il suivait l’avancée de ses camarades. Sur une carte de France, il plantait des punaises de couleur représentant leurs positions. Tous les jours, il priait.
27
C’était un bel été. C’était août. Il faisait chaud. Les rues de Paris, baignées de soleil, charriaient des passants de bonne humeur dans leurs vêtements légers. Sur les boulevards, les arbres aux feuilles brûlantes embaumaient. C’était un bel été.
Immobile à sa fenêtre, dans son bureau étroit du Lutetia, Kunszer s’agaçait. Contre lui-même. Contre ses pairs, contre ses frères. Frères allemands, qu’êtes-vous en train de devenir ? songeait-il. Il tenait à la main la note de Berlin reçue dans la matinée : la situation empirait de jour en jour. Le SOE était devenu redoutable. Comment pouvait-il en être ainsi ? À la fin de l’année dernière, il était persuadé que le Reich gagnerait la guerre. En quelques mois la situation s’était inversée : au début février, il y avait eu Stalingrad, puis l’invasion de la Sicile par les Alliés. Peut-être ces victoires avaient-elles galvanisé ces maudits agents anglais. Car, désormais, les soldats allemands avaient peur en France ; des officiers étaient assassinés, des convois attaqués, et les trains étaient devenus des cibles récurrentes. Ils avaient sous-estimé les services secrets anglais et les résistants ; il avait fallu renforcer les procédures de sécurité à l’intention des officiers et escorter les moindres convois. Comment les agents britanniques parvenaient-ils si facilement en France ? L’Abwehr, malgré ses agents en Angleterre, n’arrivait pas à savoir d’où les membres du SOE partaient pour rejoindre la France ; qu’ils percent ce mystère, et ils emporteraient la partie certainement ! Ils en étaient tous conscients, et à présent, dans les plus hautes sphères de l’armée, on voulait savoir ; Hitler lui-même voulait des réponses. Mais l’Abwehr ne les lui apporterait certainement pas. Le Service n’en avait plus les moyens ; il était déchu, rongé par la concurrence avec la Gestapo.