Ils ne s’étaient vu opposer aucune résistance. Les Allemands avaient tous péri, assis sur leur banquette en cuir. Et s’il en était un qui respirait encore, il ne tarderait pas à se vider de son sang. Faron avait hésité à redescendre la butte pour achever un éventuel survivant ; il avait vite renoncé. Cela n’en valait pas la peine. S’approcher des voitures, ç’aurait été risquer de se prendre une balle si l’un des occupants, animé par la force du désespoir, était parvenu à dégainer son Luger. En fait, Faron avait espéré qu’au moins une de ses victimes survivrait à l’attaque. Car ce n’était pas le nombre de morts qui était important, et, dans ce cas précis, il était même insignifiant : quelques militaires, fussent-ils haut gradés, ce n’était rien sur une armée d’un million d’hommes. Tuer n’était d’ailleurs pas le but de ces opérations ; il fallait créer un contexte de terreur générale, non pas pour la poignée de malheureux dans le convoi, mais pour tous les soldats allemands sur sol français. Alors, s’il y avait un survivant, c’était même mieux. Il raconterait la surprise, l’horreur, la panique, l’impuissance, les cris, la détermination des assaillants, les camarades morts et qui, une minute plus tôt, plaisantaient gaiement, là, juste sur le siège à côté. Et en entendant les propos du rescapé, prononcés sur un lit d’hôpital qui serait son seul horizon pour les prochains mois, et davantage peut-être, tous seraient frappés du message de Faron : la mort, la souffrance, les blessures atroces, voici ce qui les attendait, eux qui avaient osé violer la France. Et ils n’y seraient nulle part en sécurité.
Faron avait donc sonné le repli sans prendre plus de risques. L’opération avait été une réussite, et ses hommes en seraient galvanisés. Des soldats confiants étaient des soldats plus forts. Ils avaient dévalé la butte par son flanc opposé, et ils étaient partis en courant. « Je vous rejoins où vous savez ! » avait crié Faron à ses combattants, qui s’engouffraient dans la camionnette où les attendait déjà l’éclaireur à la corne de brume. Le colosse avait continué sa course jusqu’à la cabane, au mépris des règles de sécurité. Mais il voulait voir.
Il souriait à présent, ne lâchant pas ses jumelles, se délectant de la tôle calcinée et mitraillée. Il crut même percevoir un cri désespéré, et il rit d’aise. « Je suis devenu un Homme, Claude. Regarde ça… » dit-il à haute voix. Il avait un impressionnant palmarès de sabotages à son actif. Il avait déjà fait sauter plusieurs trains. Ah, quelle excitation ! Bien sûr, il avait peur. Mais c’était une peur formidable, une peur apaisante, pas une vraie peur, pas une peur de trouillard. Il avait tué. Plus qu’il ne pensait. Il avait tué des hommes dans les trains, dans les voitures, dans les camions. Il avait aussi assassiné des officiers allemands, après avoir observé leurs habitudes. Le SOE exigeait en règle générale de constituer une équipe de plusieurs personnes pour perpétrer un assassinat, mais lui avait opéré tout seul. Il avait observé la routine ; la routine était la faiblesse. Un officier de passage pour quelques jours dans une ville s’évertuait, comme pour combattre la solitude de sa vie de guerrier nomade, à aller manger dans le même restaurant, midi et soir, et à des horaires toujours réguliers. Cette précision était, à ses yeux, la grande faille des Allemands. Alors il les attendait, patiemment, au coin d’une rue déserte, sachant que l’officier, esclave de sa routine, passerait bientôt devant lui. Et il tuait en silence. Souvent au couteau ; il aimait le couteau. Il était aussi passé par Paris, sans pourtant en avoir reçu formellement l’ordre. Initiative personnelle. Il était resté quelques jours dans son appartement sûr, uniquement pour retourner encore une fois aux abords du Lutetia. Le Lutetia, bientôt. Ce n’était pas impossible. Il y songeait sans cesse, ses moindres instants étaient dédiés à l’échafaudage d’un mode opératoire. Avant la fin de l’année, il le ferait sauter. Et il deviendrait le plus grand des héros de la guerre.
Dans sa cabane, Faron ressentait de la joie. À contrecœur, il dut repartir : les Allemands, alertés, fouilleraient bientôt le bois. Il n’aimait pas devoir fuir ; il aimait regarder. Il n’aimait fuir devant personne. Qu’ils viennent, qu’ils viennent le chercher. Il y a longtemps qu’il n’avait plus peur.
Des bombardements. Les Alliés pilonnaient l’Europe, le plus souvent aidés par des agents au sol.
Key, lors de son parachutage en février, avait rejoint la Suisse. Il était allé, dans la région de Zurich, observer des usines au nord de la ville, soupçonnées de participer à l’effort de guerre allemand. À la mi-mars, la RAF avait bombardé les usines d’armement d’Oerlikon. Puis il y avait eu Rennes, et Rouen, où il avait été rejoint par un certain Rear. Dans les premiers jours d’avril, les usines Renault de Boulogne-Billancourt étaient visées à leur tour par l’US Air Force, car on y construisait des tanks pour la Wehrmacht.
Claude, lui aussi, avait opéré comme agent au sol en prévision de frappes aériennes. À la fin mars, il avait été envoyé à Bordeaux et avait participé à la préparation de bombardements.
Gros, dans le Nord-Ouest, faisait la navette entre les différentes villes où étaient stationnées d’importantes garnisons de la Wehrmacht. Son tempérament sympathique et gouailleur lui valait de nombreuses amitiés, notamment parmi les soldats allemands qu’il croisait dans les cafés. Il leur parlait de la guerre comme de la plus grande des banalités, haussant les épaules en prenant un air benêt. On l’aimait bien. Il était de ces gens braves et fidèles qu’on apprécie de côtoyer, sans craindre qu’ils ne fassent de l’ombre auprès des femmes. Gros était chargé de la propagande noire, celle diffusée auprès de l’ennemi, à son insu. Gros orientait ses interlocuteurs sur les sujets de musique — les Allemands savaient apprécier la musique —, puis il leur conseillait quelques bonnes stations radio germanophones que l’on pouvait capter dans la région. La musique y était entraînante, les intermèdes de qualité ; et il se blâmait de ne pas parler suffisamment l’allemand pour en apprécier la saveur. Oui, il avait hâte que toute l’Europe ne parle plus qu’allemand ; le français était une bien vilaine langue. Et Gros faisait la promotion de Radio-Atlantik ou de Soldatensender Calais, des radios allemandes pour les soldats allemands, aux programmes choisis et divertissants, et diffusant, outre de la musique, des informations de premier ordre, reprises par les autres stations allemandes. Et même l’auditeur le plus soupçonneux ne décelait pas les fausses informations qu’il assimilait, noyées parmi les vraies. Et il était loin d’imaginer que son nouveau programme préféré était émis depuis un studio de Londres.
Elle opérait comme pianiste dans le Nord. Elle n’aimait pas le Nord, une sale région, une région triste, sombre. En fait elle n’aimait pas la France, elle préférait nettement la Grande-Bretagne, plus civilisée, plus harmonieuse. Et puis elle aimait les Anglais, elle aimait ce caractère doux-amer, moitié irascible et moitié bonne pâte. Elle était dans le Nord depuis des mois, enfermée dans un petit appartement, souvent seule, relayant sans relâche les communications entre Londres et deux réseaux locaux ; elle n’avait de contact qu’avec chacun des responsables des réseaux, ainsi que trois agents du SOE. Cinq personnes en tout. Elle s’ennuyait. Au moins, lorsqu’elle communiquait avec Londres, il y avait toujours un autre agent avec elle, posté à la fenêtre, guettant les véhicules suspects dans la rue ; car l’Abwehr quadrillait les villes avec des véhicules dotés d’un système de radiogoniométrie, repérant les émetteurs radio par triangulation. Des pianistes s’étaient déjà fait prendre. Émettre était un art difficile ; cela prenait du temps, mais il fallait que l’émission soit suffisamment brève pour ne pas être localisée.