Il contempla encore la photographie et l’embrassa. Il eut d’abord honte. Mais il n’avait plus que ça. C’était embrasser du carton, ou ne plus embrasser, jamais. Il embrassa encore.
Bombarder Peenemünde faisait partie des usages de la guerre, mais raser Hambourg… Tout ce que Kunszer savait, c’était que les Alliés avaient baptisé l’attaque sur Hambourg Operation Gomorrah. Gomorrhe. Il se leva, attrapa un vase vide sur sa table et le retourna : il en tomba une clé en fer. Il alla ouvrir les battants supérieurs de sa grande armoire, soigneusement verrouillée. À l’intérieur, il y avait des livres. Certains étaient interdits. Il ne supportait pas que l’on ait pu brûler des livres ; il y avait les combattants ennemis, que l’on pouvait terrasser par tous les moyens. Et il y avait ce à quoi l’on ne pouvait jamais toucher : les enfants et les livres. Contemplant les volumes, il se saisit de sa vieille Bible. Il en tourna les pages, et s’arrêta soudain. Voilà, il avait trouvé. Il ferma la porte de son bureau à clé, tira les rideaux. Et le dos à la lumière voilée par le feutre, il récita :
Alors l’Éternel fit pleuvoir du ciel sur Sodome et sur Gomorrhe du soufre et du feu. Il détruisit ces villes, toute la plaine et tous leurs habitants, jusqu’aux plantes de la terre. La femme de Lot regarda en arrière, et elle devint une statue de sel. Abraham se leva de bon matin, pour aller au lieu où il s’était tenu en présence de l’Éternel. Il porta ses regards du côté de Sodome et de Gomorrhe, et sur tout le territoire de la plaine, et il vit s’élever de la terre une fumée, comme la fumée d’une fournaise.
32
Elle regardait l’enveloppe que Pal venait de lui remettre. Dans sa chambre, à Lyon, chez ses parents, elle tenait l’enveloppe et la fixait, sans plus savoir qu’en faire.
Ils s’étaient vus la veille. Comme à chaque fois, elle s’était faite belle, dans l’espoir de plaire au jeune agent. Comme à chaque fois, il l’avait emmenée déjeuner. Elle aimait se retrouver seule avec lui. Cette fois-ci, ils avaient mangé à l’ombre d’une terrasse ; elle avait mis ses plus coquets vêtements d’été, elle s’était fardée, elle avait sorti ses jolies boucles d’oreilles, celles des grandes occasions. Pendant le repas, elle avait fait jouer ses mains trop en avant sur la table, trop proches de lui, pour qu’il les touche et qu’il les prenne. Il n’avait rien fait. Pire : il avait éloigné les siennes. Après le café, ils avaient fait quelques pas ensemble. Et il y avait eu le rituel : il avait feint de l’embrasser ; discrètement, il avait glissé l’enveloppe dans son sac, et lui avait murmuré : « Toujours au même endroit. » Elle lui avait souri, tendrement, et elle s’était accrochée à lui pour qu’il l’embrasse vraiment, mais une fois encore, il était resté impassible. Pourquoi ne l’embrassait-il pas ? Ce jour-là, elle en avait été furieuse. Toujours le même cirque, mais de baisers, jamais ! Elle avait pris la lettre à contrecœur, effort de guerre oblige. Mais elle s’était juré que, la prochaine fois, elle ne le ferait plus gratuitement, même pour les beaux yeux de la France. Il devrait la toucher un peu, ou lui promettre de l’avancement. Et ce ne serait pas cher payé pour les risques qu’elle prenait ! Elle avait pris la lettre quand même, docile comme une servante, elle ne s’était pas rebellée, et lorsqu’il était parti, elle s’était détestée ; elle s’était trouvée laide, laide comme une postière. Elle avait ruminé son affront toute la nuit durant. Elle avait hésité à ouvrir l’enveloppe, elle n’avait pas osé : elle l’avait plaquée contre une lampe, mais elle n’avait rien vu transparaître. Et plus elle avait repensé à Pal, plus elle lui en voulait d’avoir été éconduite. Elle était amoureuse. Il n’avait pas le droit de la traiter ainsi, il était un salaud.
Assise sur son lit, elle eut le sourire de la vengeance. Cette lettre, finalement, elle ne la livrerait pas. Elle ne livrerait plus. Du moins tant qu’il ne voudrait pas d’elle.
33
Aux premiers jours de septembre, Pal était déjà de retour à Londres. Le voyage avait été rapide ; il n’avait que brièvement transité par l’Espagne. Toujours dans ce même hôtel. Une après-midi, il avait vu arriver l’immense silhouette nerveuse de Faron. Agité, comme toujours. Désœuvrés, ils avaient passé du temps ensemble. Pal trouvait que, finalement, Faron n’était pas un mauvais bougre. Étonnamment, le colosse, rappelé par Londres pour son rapport de mission, ne semblait pas content de bénéficier d’un peu de repos : il aurait voulu enchaîner, avait-il dit, il aurait voulu être envoyé directement à Paris. Au lieu de cela, il avait dû traverser la moitié du pays pour aller se terrer en Espagne et rentrer chez les Rosbifs, perte de temps, d’argent et d’énergie : à l’heure qu’il était, il aurait déjà fait sauter quelques trains. Il ne supportait pas de devoir se plier aux ordres de Londres comme un bon petit chien. Il se considérait supérieur aux autres agents et il voulait plus de reconnaissance. Il avait d’ailleurs mis au point de nouvelles méthodes de combat dont on parlerait bientôt dans les écoles de formation, mais il ne les dévoilerait que si l’État-major cessait de le faire aller et venir comme une girouette. Aller et venir, c’était bon pour les Claude et les Gros, peu sûrs d’eux, tandis que lui évoluait dans une dimension supérieure ; faire des rapports à des bureaucrates et traîner à Londres, où il s’emmerdait prodigieusement, ça ne le faisait pas rire du tout.
Au cœur de la nuit, le Hudson de la RAF se posa sur le sol anglais. À l’instant où les roues touchèrent le sol, Pal se sentit envahi par une douce quiétude. Il revenait après sept mois passés à des missions diverses en France, sans interruption. Il était épuisé : le Sud, toujours le Sud. Il n’était envoyé que dans le Sud, et plus il y allait plus il devrait y retourner pour retrouver ses contacts, c’était un cercle sans fin. Il avait envie d’être envoyé une fois à Paris. Juste une fois. Il y avait exactement deux ans qu’il était parti de Paris, deux ans qu’il n’avait plus revu son père. Il lui semblait que tout avait tellement changé. Sur son torse, plus large, la cicatrice s’était amenuisée.
Dans une annexe de l’aérodrome, on servit à Pal et Faron un repas chaud. Puis une voiture les emmena vers Londres. À peine installés sur le siège en cuir, ils s’endormirent, Faron songeant au Lutetia, et Pal à Laura : il espérait qu’elle était rentrée elle aussi, il n’en pouvait plus de ne plus l’étreindre.
Lorsque Pal rouvrit les yeux, la voiture roulait dans la banlieue de Londres. Faron dormait encore, le visage écrasé contre la vitre. Le chauffeur les conduisait à Portman Square pour le bilan de leurs séjours français. C’était la fin de l’aube, une aube bleue comme celle de ce jour de janvier, un an et demi plus tôt, où lui et les autres stagiaires étaient arrivés à la gare de Londres au retour de l’école de Lochailort. Il fut envahi par les souvenirs.
— Déposez-moi à Bloomsbury, ordonna-t-il alors au chauffeur.
— Je dois vous conduire à Portman Square…
— Je sais, mais je dois faire un crochet par Bloomsbury. Je rejoindrai Portman Square en métro ensuite. Vous n’aurez pas d’ennuis, je vous le promets.
Le chauffeur hésita un instant. Il ne voulait ni désobéir aux ordres, ni contrarier ce jeune agent. Et que dirait le géant aux airs peu commodes qui dormait sur la banquette ?
— Où, à Bloomsbury ? demanda-t-il.