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— À côté du British Museum.

— Je vous attendrai. Faites vite.

Pal hocha la tête d’un geste rapide sans le remercier. C’est ainsi que Rear aurait fait.

*

Devant la porte de l’appartement de Bloomsbury, Pal souleva le paillasson, fébrile. La clé était bien là, dissimulée dans les rainures du cadre métallique. Il déverrouilla la serrure et poussa lentement le battant de la porte. Il ferma les yeux un instant, il voyait Gros et Claude en grande conversation, Laura qui l’attendait, il entendait du bruit, de la joie. Il alluma la lumière du hall : tout était désert. Les géraniums de Claude avaient séché, et la poussière s’était accumulée sur les meubles. Il y avait longtemps que personne n’était venu ici. Déçu et attristé, il parcourut les pièces, lentement, plein de nostalgie. Dans la cuisine, vide de tout, il retrouva un paquet des biscuits secs de Gros, à moitié vide. Il en mangea un. Puis il se dirigea vers les chambres, toutes sombres et désespérément inoccupées. Il retrouva son lit, s’y coucha, et respira ses draps pour retrouver l’odeur de Laura. Laura, elle lui manquait tellement. Mais même les odeurs s’étaient enfuies. Mélancolique, il visita la chambre de Gros, trouva son livre d’anglais dans la table de nuit. Il l’ouvrit au hasard, et sans même regarder la page, il répéta comme une prière : « I love you.  » Pauvre Gros. Qu’était-il devenu ? Perdu dans ses pensées, Pal sembla alors déceler une présence dans l’appartement. Le chauffeur ?

— Il y a quelqu’un ? tonna-t-il.

Pas de réponse.

— Faron ? essaya-t-il encore.

Silence. Puis il entendit des pas sur le parquet et, dans l’encadrement de la porte, il vit apparaître Stanislas, le sourire aux lèvres.

— Agent Pal… Vous avez l’air en forme.

— Stan !

Pal se rua sur son vieux camarade et l’enlaça.

— Stan ! Mon bon Stan ! J’ai l’impression que ça fait si longtemps !

— Ça fait longtemps… Sept mois. Sept longs mois. J’ai compté chaque jour. Chaque jour de malheur que Dieu m’a imposé de vivre dans l’angoisse de vous savoir loin, je l’ai compté.

— Ah, Stan, comme je suis content de te revoir !

— Et moi donc ! Ne devais-tu pas aller directement à Portman Square pour un débriefing ?

— Si. Mais je voulais venir ici…

— Je m’en doutais… J’ai trouvé ton chauffeur, et Faron qui pestait. Je leur ai dit de partir. Je t’emmènerai.

Pal sourit.

— Comment vas-tu ?

— Ah, si tu savais comme je déteste rester à Londres et vous savoir là-bas. J’ai prié, Pal, j’ai prié tous les jours.

— T’es toujours dans les bureaux ?

— Oui, mais j’ai pris du grade.

— Quel genre de grade ?

— Beaucoup.

— Combien beaucoup ?

Stanislas eut une moue espiègle.

— Ne pose pas de questions auxquelles je ne pourrais pas répondre.

Ils rirent. Puis il y eut un silence.

— Stan, dis-moi si…

Pal n’osait pas demander des nouvelles. Il se fit violence.

— Comment vont les autres ?

— Ça va.

— Et Laura ? Est-ce que Laura… Dis-moi, Stan, est-ce que Laura… ?

— Rassure-toi, Laura va bien. Elle est dans le Nord.

Le fils poussa un soupir de soulagement. Il remercia le destin de ses bons auspices et se rassit sur le lit de Gros, le cœur battant.

— Et les autres ? A-t-on des nouvelles ?

— Key, Claude, Gros vont bien. Ils font même du bon boulot.

Pal battit des mains, soulagé, rêveur. Il les imaginait, en cet instant, au sommet de leur art. Ah, ses bons petits camarades, comme il les aimait !

— Et ce vieux roublard d’Aimé ? En forme aussi, je suppose.

Le visage de Stanislas se referma. Il posa les mains sur les épaules du fils.

— Aimé est mort.

D’abord, Pal ne réagit pas. Puis ses lèvres, et son corps tout entier, se mirent à trembler. Ils avaient perdu Aimé, le père. Une larme coula sur sa joue, une deuxième, et bientôt vinrent les sanglots.

Stanislas s’assit sur le bord du lit et posa son bras sur l’épaule de son jeune camarade.

— Pleure, mon fils, pleure, va. Tu verras comme ça fait du bien.

Aimé était mort après un accrochage avec une patrouille, alors qu’il s’apprêtait à perpétrer un sabotage ferroviaire. En France, les opérations du SOE battaient leur plein.

*

Quelques jours passèrent. Pal et Faron s’installèrent ensemble à Bloomsbury, Faron occupant la chambre de Key, même si Stanislas estimait que ses camarades auraient mieux fait de se contenter des foyers de transit du SOE, pour éviter les fantômes.

Rapidement, les deux hommes s’ennuyèrent ; ils étaient seuls, ils ne savaient pas quoi faire. Londres sans le reste du groupe, ce n’était pas vraiment Londres. Pal s’occupa l’esprit en marchant, au hasard. Il marchait de l’appartement jusqu’à Portman Square et il retrouvait Stanislas pour déjeuner. Une après-midi, il alla même jusqu’à Chelsea. Il voulait donner à France Doyle des nouvelles de sa fille.

En le voyant, elle ne put s’empêcher d’éclater en sanglots.

— Oh, Pal, j’espère que vous ne m’apportez pas une mauvaise nouvelle.

Elle le serra contre elle. Il y avait des mois qu’elle se rongeait les sangs, même si elle recevait régulièrement ces stupides lettres de l’armée, ne-vous-inquiétez-pas-tout-va-bien. Le fils la tranquillisa :

— Laura va bien. Je viens vous rassurer, Madame.

Ils s’installèrent dans un boudoir du premier étage pour être tranquilles. Ils burent du thé, se regardèrent beaucoup mais parlèrent peu. Il y avait trop à dire. Pal s’en alla à la toute fin de l’après-midi, déclinant une invitation à dîner : il ne fallait pas que Richard le voie, il ne fallait pas qu’il reste trop ici. C’était mauvais pour lui, pour France, et de surcroît strictement interdit.

Après son départ, France resta dans le boudoir, immobile, longtemps. Elle pensait à sa fille, à Pal, et pour garder le moral elle songea à l’avenir. Ils pourraient se marier, ils en avaient l’âge. Elle organiserait tout ; elle avait tant d’idées. La cérémonie aurait lieu dans le Sussex, les parents de Richard y possédaient un manoir, une magnifique propriété qu’ils mettraient certainement à leur disposition. Ils seraient unis dans la chapelle voisine, par le vicaire, l’évêque peut-être. L’évêque sûrement, Richard ferait une généreuse donation. Puis les invités, conduits dans les jardins des grands-parents, seraient émerveillés par la fête et le faste. On aurait dressé sur l’impeccable pelouse d’immenses tentes blanches. Buffets froids, buffets chauds, produits de la terre et produits de la mer, gastronomie française partout et foie gras dans toutes ses déclinaisons. Photographes, souvenirs pour chacun. On pourrait même tourner un film. S’il faisait beau, on mettrait du parquet près de la grande fontaine, face à l’étang et aux cygnes, et l’on y danserait jusqu’au matin. Ce serait l’été. L’été prochain peut-être. Pal et Laura seraient magnifiques.

34

Elle connaissait le chemin par cœur désormais. Elle arrivait de la gare de Lyon, avec sa bicyclette, et rejoignait le Quartier latin par le boulevard Saint-Germain, en longeant la Seine. Elle aimait la Seine.

C’étaient les beaux jours de l’automne, elle portait une robe légère, et dans une sacoche en toile, sur son porte-bagages, l’enveloppe que Pal lui avait confiée un mois plus tôt. Elle avait cédé ; elle avait décidé de la livrer malgré tout. Elle ne pouvait pas la garder pour elle, juste pour se venger de Pal : c’était la guerre, et la guerre en avait peut-être besoin. Elle savait bien que, dans l’enveloppe, les mots, sans doute anodins, formaient des codes insoupçonnables annonçant un bombardement, ou apportant une information de premier ordre. Ne pas apporter cette lettre, c’était être une traîtresse ; c’était peut-être même compromettre le cours des opérations de résistance. Alors elle avait cédé. Mais la prochaine fois que Pal viendrait, elle le menacerait, elle exigerait d’accomplir des tâches plus importantes. Elle pouvait faire bien plus que cette ridicule besogne qu’il lui assignait. Elle avait des tas de qualités, elle était discrète, fiable, et elle avait même une arme. Tout en pédalant, boulevard Saint-Germain, elle effleura le haut de sa cuisse droite, couvert par sa robe, là où étaient accrochés l’étui et le petit pistolet que Faron lui avait remis.