Kunszer avait passé une partie de l’après-midi à regarder la photographie de sa Katia. Il l’avait encadrée à présent, pour qu’elle ne s’abîme pas. Toute la journée, il avait béni sa petite Katia et maudit les Anglais. Il avait fait tout ce qu’il pouvait faire pour s’occuper, et à présent, il étouffait dans son bureau. Il ne supportait plus le Lutetia. Il voulait sortir, marcher un peu. Marcher lui ferait du bien. Il prit le boulevard Raspail, et descendit jusqu’au carrefour Saint-Germain. Il défit sa cravate, ouvrit le premier bouton de son col. Il flâna à Saint-Germain, profitant de l’ombre des arbres ; il s’était trop couvert, septembre était doux. Il suait.
Il trouva une terrasse et s’y installa. Il avait soif. Il commanda une boisson fraîche, et se laissa aller à contempler les passantes. Il pensait à Katia. Il se sentait seul.
Marie venait de déposer l’enveloppe dans la boîte aux lettres. Sa tâche accomplie, elle se hâta de remonter sur son vélo. Elle s’engagea à nouveau sur le boulevard Saint-Germain, en direction de la Tour Eiffel. Il y avait toujours du monde sur le boulevard, il était facile de se fondre dans la foule. Pal le lui avait dit.
À la terrasse, il observait l’agitation du boulevard. C’était une bonne distraction. Une très jolie jeune femme passa devant lui, sur une bicyclette. Elle avait vingt-cinq ans peut-être, elle ressemblait à Katia. Kunszer sentit son cœur battre plus vite, plus fort ; il avait envie de lui courir après, envie de l’aimer, ne serait-ce que pour oublier sa Katia. Il parlait français sans le moindre accent, il pouvait l’aborder. Elle ne saurait jamais qu’il était un sale Allemand. Ils pourraient aller au cinéma ensemble. Il avait envie de se sentir beau encore. Il se leva de sa chaise, il voulait s’offrir à cette jeune Française.
Un vent léger traversa alors le boulevard. Il fit à peine frémir les feuilles des platanes. Mais se mêlant à l’élan de la bicyclette, il souleva durant une fraction de seconde la robe de Marie. Et Kunszer, qui n’avait pas quitté la jeune femme des yeux, aperçut alors le canon d’une arme.
35
Pal et Faron dînaient chez Stanislas, sur Knightsbridge Road. Autour de la table en chêne, trop grande pour eux trois, ils épuisèrent tous les sujets de conversation, pour ne pas parler de la guerre. Et lorsqu’ils les eurent tous passés en revue, même la mode ou les prévisions météorologiques en Irlande, il fallut bien qu’ils y viennent.
— Quoi de neuf chez les gradés ? osa demander Faron.
Stanislas mâcha longuement le morceau de dinde qu’il avait en bouche, tandis que ses deux convives le dévisageaient. Pal et Faron avaient compris que Stanislas occupait depuis quelque temps de très importantes fonctions au sein de l’État-major, mais ils ne savaient rien de plus. Ils ignoraient qu’il avait désormais son bureau au quartier général du SOE, au très secret 64 Baker Street, d’où étaient gérées l’ensemble des opérations des sections, qui s’étendaient à présent de l’Europe jusqu’à l’Extrême-Orient.
— La guerre, juste la guerre, finit par répondre Stanislas.
Il se replongea aussitôt dans son assiette pour ne pas avoir à soutenir le regard de ses deux jeunes camarades.
— On a besoin de savoir, dit Faron. On a le droit de savoir un peu, merde ! Pourquoi est-ce qu’on est jamais au courant de rien ? Pourquoi est-ce qu’on doit se contenter d’aller effectuer des missions sans savoir rien des plans généraux ? On est quoi ? De la chair à canon ?
— Dis pas ça, Faron, protesta Stanislas.
— Mais c’est la vérité ! Alors quoi, t’as un fauteuil en cuir, tu t’assieds confortablement avec un verre de scotch et tu encercles au hasard des noms de ville sur les cartes pour y envoyer des gamins se faire tuer.
— Tais-toi, Faron ! hurla Stanislas, se dressant de sa chaise et pointant un doigt furieux dans sa direction. Tu ne sais rien ! Rien du tout ! Tu ne sais pas combien ça me ronge de vous savoir là-bas et moi ici ! Tu ne sais rien de ma souffrance ! Vous êtes comme des fils pour moi !
— Alors comporte-toi en père ! lui asséna Faron.
Il y eut un silence. Stanislas se rassit. Il tremblait de colère, contre lui, contre ces gamins auxquels il s’était attaché, contre cette maudite guerre. Il savait qu’ils repartiraient bientôt, il ne voulait pas se brouiller avec eux. Il fallait de bons souvenirs. Il se décida alors à leur dire un tout petit peu de ce qu’il savait. Rien de compromettant. Juste pour qu’ils voient en lui le père qu’il voulait être pour eux.
— Il y a eu une conférence à Québec, dit-il.
— Et ?
— Le reste n’est que des rumeurs.
— Des rumeurs ? répéta Faron.
— Des bruits de couloir.
— Je sais ce que signifie une rumeur. Mais de quoi parle-t-on ?
— Churchill aurait discuté avec Roosevelt. Ils auraient décidé d’amasser des hommes et des armes en Angleterre, en prévision de l’ouverture d’un front en France.
— Alors ils vont débarquer, dit Faron. Quand ? Où ?
— Là, tu m’en demandes trop, sourit Stanislas. Peut-être quelques mois. Peut-être au printemps. Qui sait…
Pal et Faron restèrent songeurs.
— Le printemps prochain, répéta Faron. Alors ils se décident enfin à rappliquer pour botter le cul des Allemands.
Pal regardait dans le vide. Il n’écoutait plus. Quelques mois. Mais combien ? Et comment allaient réagir les Allemands à l’ouverture d’un front en France ? À quelle vitesse se ferait la progression des armées alliées ? Les Russes avaient remporté la bataille de Koursk, ils allaient marcher sur Berlin. On s’attendait à une bataille terrible. Et qu’allait-il se passer lorsque les Alliés atteindraient Paris ? Y aurait-il un siège de la ville ? Peu à peu, ressassant les scénarios possibles, Pal fut envahi par une sourde crainte : le jour où les Alliés s’apprêteraient à reprendre la capitale, les Allemands feraient un carnage, ils ne se laisseraient pas prendre, ni eux, ni la capitale. Ils la détruiraient plutôt que de la perdre, ils la raseraient, ils la mettraient à feu et à sang. Qu’allait-il arriver à son père ? Qu’allait-il devenir si les Allemands infligeaient à Paris ce que les Alliés avaient fait subir à Hambourg ? Ce soir-là, en rentrant à Bloomsbury, Pal décida qu’il devait emmener son père loin de Paris.
Une dizaine de jours s’écoulèrent. Aucun des autres camarades du groupe ne rentra à Londres. C’était la mi-septembre. Stanislas était loin de se douter combien ses révélations occupaient les pensées de Faron et Pal. Faron était conforté dans ses projets ; faire tomber le Lutetia serait une opération majeure pour faciliter l’avancée des troupes alliées en France. Plus de coordination possible pour le Renseignement allemand. Croix de guerre assurée. Pal, lui, craignait pour son père. Il devait aller le chercher, le mettre à l’abri. Il devait faire en sorte qu’il ne lui arrive rien.