Выбрать главу

Les deux agents voulaient repartir au plus vite et converger vers Paris, mais pas pour les mêmes raisons. Pour leur plus grande satisfaction, la Section F ne tarda pas à décider de les renvoyer en mission car l’Europe était en ébullition. Faron était dirigé vers Paris, pour des bombardements. Pal, de nouveau dans le Sud. Il s’en fichait. Il n’irait pas dans le Sud. Il irait à Paris.

Ils passèrent quelques journées à Portman Square pour recevoir les consignes et les ordres. Le soir, ils se retrouvaient à Bloomsbury. Faron avait l’air impassible malgré le retour en France ; Pal s’efforçait de rester maître de lui-même. L’avant-dernière nuit avant les maisons de transit, Pal, frappé d’insomnie, se leva, errant dans l’appartement. Il découvrit Faron, assis à la table de la cuisine, en grande méditation : il lisait le livre d’anglais de Gros et mangeait ses biscuits devenus trop secs.

— J’ai été un sale type, hein ? demanda d’emblée Faron.

Pal fut un peu pris de court.

— Bah. On a tous nos moments de faiblesse…

Faron semblait préoccupé, plongé dans d’intenses réflexions.

— Alors ils vont débarquer, hein ? fit Pal.

— Faut pas en parler de ce débarquement.

Pal ne releva pas. Faron semblait troublé.

— T’as peur ? interrogea le fils.

— J’en sais rien.

— Quand je suis parti de France pour rejoindre le SOE, j’ai écrit un poème…

Comme Faron ne réagissait pas, Pal disparut dans sa chambre un instant et en revint avec un morceau de papier. Il le tendit à Faron, qui grogna ; il n’avait besoin ni de poésie ni de personne, mais il l’empocha tout de même.

Il y eut un long silence.

— Je vais passer par Paris, finit par dire Pal, qui savait que Faron y serait.

Le colosse leva la tête, soudain intéressé :

— Paris ? C’est ta mission ?

— Plus ou moins. Disons que je dois m’y rendre.

— Pourquoi donc ?

— Le secret, camarade. Le secret.

Pal avait volontairement révélé une partie de ses intentions à Faron : en cas de problème à Paris, il aurait certainement besoin de lui. Et Faron songea que Pal ne serait pas de trop pour son attentat sur le Lutetia. C’était un très bon agent. Aussi lui révéla-t-il sa planque.

— Retrouve-moi à Paris lorsque tu y seras. J’ai un appartement sûr. Quand viendras-tu ?

Pal haussa les épaules.

— Dans les jours qui suivront mon arrivée en France, j’imagine.

Faron lui donna l’adresse.

— Personne ne connaît cet endroit. Pas même Stanislas, si tu vois ce que je veux dire.

— Pourquoi ?

— Chacun ses secrets, camarade. Ne l’as-tu pas dit ?

Les deux hommes se sourirent. C’était la première fois depuis leur séjour à Londres qu’ils se souriaient. Peut-être la première fois depuis qu’ils se connaissaient.

Plus tard cette même nuit, alors que Pal s’était endormi, Faron se leva et s’enferma dans les toilettes. Il lut le poème de Pal. Et il éteignit la lumière parce qu’il sanglotait.

*

Le lendemain fut leur dernière journée à Londres. Ils avaient passé deux semaines en Angleterre. Pal annonça son départ à France Doyle, puis il passa l’après-midi avec Stanislas.

— Bon vent, lui dit sobrement Stanislas, lorsqu’ils se quittèrent.

— Salue bien les autres de ma part quand tu les verras.

Le vieux pilote promit.

— Surtout Laura… précisa encore Pal.

— Surtout Laura, répéta Stanislas avec douceur.

Pal regrettait tant de n’avoir pas retrouvé Laura. Il avait passé la majeure partie de sa permission à l’attendre à Bloomsbury, fidèlement, plein d’espoir, sursautant à chaque bruit. À présent, il était triste.

De retour à l’appartement, il trouva Faron, qui s’agitait, à moitié nu. Au bout d’un moment, celui-ci vint trouver Pal dans le salon.

— J’ai besoin de la salle de bains…

— Fais donc. Je n’en ai pas besoin.

— Je dois l’occuper longtemps.

— Tout le temps que tu veux.

— Merci.

Et Faron partit s’enfermer. Assis dans la baignoire pleine, un miroir de poche dans la main, il se rasa de près et se nettoya longuement. Puis il se coupa les cheveux, les lava soigneusement, et ne les gomina pas. Il s’habilla d’un costume blanc et de chaussures en toile, blanches aussi. Une fois prêt, il accrocha à son cou la croix de Claude au moyen d’une cordelette, puis, face à son miroir, il serra le poing et se frappa le torse, violemment, en cadence, scandant la marche militaire du pardon ultime. Il se battait la coulpe. Il demandait pardon au Seigneur. En dévisageant son reflet, il récita la poésie de Pal. Il l’avait apprise par cœur.

Que s’ouvre devant moi le chemin de mes larmes, Car je suis à présent l’artisan de mon âme. Je ne crains ni les bêtes, ni les Hommes, Ni l’hiver, ni le froid, ni les vents. Au jour où je pars vers les forêts d’ombres, de haines et de peur, Que l’on me pardonne mes errements et que l’on me pardonne mes erreurs, Moi qui ne suis qu’un petit voyageur, Qui ne suis que la poudre du vent, la poussière du temps. J’ai peur. J’ai peur. Nous sommes les derniers Hommes, et nos cœurs, en rage, ne battront plus longtemps.

Depuis le matin, Faron était envahi par un pressentiment. Il fallait que le Seigneur lui pardonne ce qu’il avait fait, qu’il l’aide à rester fier jusqu’à son dernier souffle. Car il savait à cet instant précis qu’il allait bientôt mourir.

*

Pal vit revenir Faron dans le salon deux heures plus tard, métamorphosé, sa valise à la main.

— Au revoir, Pal, lui dit le colosse d’un ton cérémonial.

Le fils le regarda, étonné.

— Où vas-tu ?

— M’accomplir. Merci pour ta poésie.

— Tu ne veux pas dîner ?

— Non.

— Tu prends ta valise ? Tu ne reviens plus ici ?

— Non. On se voit à Paris. Tu as retenu l’adresse.

Pal acquiesça, sans comprendre. Faron lui serra vigoureusement la main et s’en alla. Il avait à faire, il devait partir. Il avait à honorer le rendez-vous le plus important du monde.

*

Il parcourut quelques cimetières, demandant pardon aux morts, puis il parcourut la ville, et il distribua de l’argent aux démunis, qu’il n’avait jamais aidés. Enfin, il se fit déposer à Soho, chez les putains. En janvier, revenant à Londres et retrouvant le groupe, éconduit par Marie et moqué par Laura, il avait dû aller aux putes. Dans les chambres de passe, il en avait cogné quelques-unes, sans raison, ou parce qu’il était en colère contre le monde. Et Faron demanda pardon aux putains qu’il croisa, au hasard. Il n’avait plus sa posture de combattant fier ; il était courbé, repentant, les yeux baissés vers le sol, la tête inclinée. Pénitent, il psalmodiait, baisant la croix qui pendait à son cou : « Que l’on me pardonne mes errements et que l’on me pardonne mes erreurs, Moi qui ne suis qu’un petit voyageur, Qui ne suis que la poudre du vent, la poussière du temps. Pardonne-moi, Seigneur… Pardonne-moi, Seigneur… »

Dans une ruelle, il croisa une fille qu’il avait giflée ; elle le reconnut malgré son accoutrement de fantôme blanc.