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— Emmène-moi ! hurla-t-il, à moitié fou, dans son anglais haché.

Elle refusa. Elle avait peur.

— Emmène-moi, je ne te ferai rien.

Il se mit à genoux et lui tendit des billets, suppliant.

— Emmène-moi, et sauve-moi.

Il y avait beaucoup d’argent. Elle accepta. En la suivant dans l’immeuble sordide devant lequel elle se tenait, il soliloqua en français.

— Me pardonnes-tu ? Me pardonnes-tu ? Si tu ne me pardonnes pas, qui me pardonnera ? Si tu ne me pardonnes pas, le Seigneur ne me pardonnera pas. Et il le faut, il le faut pour que je meure bien !

La fille ne comprenait rien. Ils entrèrent dans la chambre, deuxième étage. Une toute petite chambre sale.

Faron lui demanda encore pardon pour les coups. Oui, si elle trouvait la force de lui pardonner, il pourrait partir en France en paix. Il avait besoin d’être en paix, au moins le temps de faire sauter le Lutetia. Ensuite le Tout-Puissant pourrait faire de lui ce qu’il voudrait pour qu’il expie sa vie de malheur. Que le Seigneur le fasse juif, le châtiment suprême. Oui, lorsque la Gestapo le prendrait, il jurerait sa judéité.

Ils restèrent debout. Elle, apeurée, et lui, marmonnant comme un fou.

— Dansons ! s’écria-t-il soudain.

Il avisa un tourne-disque. La fille portait une vilaine robe noire en mauvais tissu qui étouffait son corps mal fait. Il la trouva belle. Il plaça l’aiguille sur le sillon, la musique envahit la chambre. Elle resta immobile ; c’est lui qui s’approcha. Il la prit délicatement dans ses bras, puis ils joignirent leurs mains et ils dansèrent, lentement, les yeux fermés. Ils dansèrent. Ils dansèrent. Et il la serra fort. Et plus il la serrait contre lui, plus il suppliait le Seigneur de lui pardonner ses péchés.

Au même instant, dans l’appartement de Bloomsbury, pendant que Faron dansait une dernière fois, Pal, torse nu devant le miroir de la salle de bains, enfonçait la pointe de son canif dans sa cicatrice pour la raviver. Il grimaça de douleur. Il ne cessa que lorsqu’une goutte de sang perla. Du sang pourpre, presque noir. Il le laissa couler un peu et en macula ses doigts. Et il bénit son sang, parce que c’était le sang de son père. Son père, qu’il avait cru si loin pendant deux longues années, était depuis toujours à ses côtés ; il n’avait cessé de couler en lui. Et pendant qu’il se marquait à nouveau de la marque des fils infâmes, il maudit la guerre. Peu importait le SOE, peu importait sa mission : sa seule obsession désormais serait d’emmener son père loin de Paris et de le mettre à l’abri.

36

Quinze jours pour rien. Kunszer pestait, mâchonnant un mégot éteint. Dans la rue, il observait discrètement l’entrée de l’immeuble, rue du Bac. Quinze jours passés à surveiller cet homme pour rien. Quinze jours à le suivre, inlassablement, et toujours, à midi, le même cirque : l’homme quittait son travail, prenait le métro pour rentrer chez lui, inspectait sa boîte aux lettres, et repartait aussitôt. Que diable pouvait-il bien attendre ? Les lettres de la fille ? Il ne devait pas savoir qu’on l’avait arrêtée. La boîte aux lettres était toujours vide, et l’homme menait la vie la plus ennuyeuse qui puisse être ; il ne se passait rien, rien de rien. Jamais rien. Kunszer donna un coup de pied dans le vide, rageur. Il n’avait aucune piste, et jusqu’ici, il avait perdu son temps, à attendre, à filer. Il avait même passé des nuits entières à surveiller cette boîte aux lettres ; si cet homme était un important agent du SOE, comme le prétendait la fille, il aurait dû trouver au moins un indice compromettant. Mais il n’avait rien. Devait-il l’arrêter et le torturer lui aussi ? Non, ça ne serait pas utile. Et il n’aimait pas torturer. Dieu, qu’il n’aimait pas ça ! La fille lui avait suffi, et d’ailleurs elle n’avait pas beaucoup parlé. Courageuse. Ah, il en dormait encore mal ! Il avait fallu que les coups pleuvent pour qu’elle parle enfin ; il avait eu l’impression de battre sa Katia, tant la fille lui ressemblait. Elle n’avait parlé que des lettres ; son rôle était apparemment de livrer des messages d’un agent britannique, et dans cette boîte aux lettres uniquement. C’était tout ce qu’elle avait révélé d’utile. Il n’en savait pas plus sur la présence d’éventuels agents à Paris. Les rares noms qu’elle avait donnés étaient des inventions, il le savait. Lui cachait-elle des éléments importants ? Il en doutait. Elle n’était qu’une petite main, un pion. Les agents des services secrets s’assuraient que leurs exécutants en sachent le moins possible. Que diable préparait le SOE à Paris ? Un attentat d’envergure ? La fille connaissait certainement des résistants, mais à présent, les résistants, il s’en fichait : il voulait les Anglais, il voulait ceux qui avaient bombardé Hambourg. Les résistants, il les laissait aux macaques de la Gestapo, ou à Hund. La fille ne parlerait pas plus, il le savait ; c’était une courageuse. Ou une idiote. Il la gardait tout de même au frais au Lutetia, pour l’épargner un peu, car lorsqu’il en aurait fini, il la donnerait à la Gestapo, rue des Saussaies. Et ils lui feraient tant de mal.

L’homme ressortit de l’immeuble, la mine déçue, et Kunszer l’observa attentivement. Observer, il ne faisait que ça. Il n’y avait rien dans la boîte aux lettres, Kunszer le savait, il était allé la fouiller avant que l’homme n’arrive. Il regarda la petite silhouette se diriger vers le boulevard Saint-Germain, et il se demanda qui diable il pouvait bien être, hormis un fonctionnaire ridicule. Il n’avait rien d’un agent britannique, il ne se retournait jamais, ne vérifiait rien, n’avait jamais l’air inquiet. Il le suivait depuis des jours, sans beaucoup de discrétion parfois, et il ne l’avait jamais remarqué ! Soit il était le meilleur des espions, soit il n’avait rien à se reprocher. Ses journées étaient d’une monotonie rare : il partait tous les matins à la même heure, prenait le métro jusqu’au ministère. Puis, à midi, il faisait le chemin inverse, fouillait sa boîte aux lettres, et repartait à son travail. Une routine assommante au possible, Kunszer n’en pouvait plus.

Plusieurs fois, il était retourné voir la fille dans sa cellule.

— Qui est cet homme ? avait-il demandé à chaque fois.

Toujours la même réponse :

— Un important agent de Londres.

Il n’y croyait pas une seconde ; ce n’était pas ce type qui avait préparé l’opération sur la base de Peenemünde. Pourtant, il avait la conviction que la fille n’avait pas menti : elle était venue plusieurs fois jusqu’à cette boîte aux lettres. Elle était venue armée, et elle y avait été envoyée par les services secrets britanniques. Mais ce n’était pas pour cet homme, ça n’avait pas de sens. Quant à savoir qui lui avait remis ces lettres, c’était tout le nœud de la question. Elle n’avait rien répondu de valable. Pendant le premier interrogatoire, il avait perdu ses nerfs car la fille se refusait à parler.

— Qui vous a donné ces lettres, bon sang ? s’était-il mis à crier.

Quelle horreur de hurler sur sa petite Katia, sa petite chérie, comme s’il hurlait sur un chien mal dressé qui se refusait à exécuter une pirouette ridicule. Elle ne savait plus, un grand blond, puis un petit brun, il s’appelait Samuel, ou Roger, elle ne l’avait vu qu’une fois, il laissait les lettres dans le boîtier électrique d’un immeuble. Kunszer l’avait contemplée, affecté : elle était courageuse, comme sa Katia. Alors il avait répété les questions, pour lui donner une chance d’éviter les coups. Mais il avait dû frapper. Il lui avait donné du vous, il l’avait regardée avec amour, sa Katia ressuscitée, il l’avait secrètement chérie ; et puis il lui avait donné des coups, des gifles, du bâton, comme à un animal désobéissant. Mais c’était lui l’animal. Voilà ce qu’ils avaient fait de lui, ces maudits Anglais qui avaient rasé Hambourg, qui avaient exterminé les femmes et les enfants, voilà ce qu’ils avaient fait de lui. Un animal. Et la malheureuse avait hurlé qu’elle n’avait même pas lu les lettres. Il la croyait. Si au moins elle les avait lues, elle aurait pu sauver sa vie.