Kunszer suivit l’homme du regard jusqu’à ce qu’il tourne sur le boulevard et disparaisse. Il ne le filerait pas cette fois, il ne voulait plus faire inutilement un énième trajet jusqu’au ministère des minables. Il le laissa partir. La police française n’avait rien sur lui ; il était un inconnu, un sans-histoire, un rien de rien. L’agent de l’Abwehr attendit encore quelques minutes, immobile, pour être certain que l’homme avait bien disparu, puis il pénétra à son tour dans la cour de l’immeuble. Il jeta encore un œil à l’intérieur de la boîte aux lettres : vide, bien sûr. Il songea alors à aller visiter l’appartement de l’homme ; il ne l’avait pas encore fait, c’était sa dernière piste. Mais il ne monta pas immédiatement : il se sentait observé. Il leva les yeux vers les fenêtres des étages ; rien. Il se retourna discrètement et remarqua que la porte de la loge de la concierge était entrebâillée et que, de derrière, une ombre l’épiait.
Il se dirigea vers la loge et la porte se referma aussitôt. Il frappa, et la concierge ouvrit, l’air de rien. Elle était d’une laideur rare, mal soignée, crasseuse, désagréable.
— C’est pourquoi ? demanda-t-elle.
— Police française, répondit Kunszer.
Il se trouva stupide d’avoir précisé française. Les policiers français ne se présentaient pas ainsi, il n’avait pas été crédible. Il n’avait pas voulu s’identifier officiellement, la police française faisait toujours plus bonasse. La femme ne se formalisa pas ; il parlait sans le moindre accent et sans doute ne s’était-elle jamais fait contrôler.
— Vous m’observiez ? interrogea-t-il.
— Non.
— Que faisiez-vous alors ?
— Je veille sur les passages dans l’immeuble. À cause des maraudeurs. Mais j’ai tout de suite vu que z’en étiez pas un.
— Naturellement.
Il profita de l’occasion pour demander à la concierge des informations sur l’homme.
— Vous le connaissez ? questionna-t-il en déclinant son nom.
— C’est sûr. Des années qu’il habite ici. Plus que vingt ans, même.
— Et que pouvez-vous me dire sur lui ?
— Il a des ennuis ?
— Contentez-vous de répondre.
La concierge soupira et haussa les épaules.
— Un brave type sans histoire. Mais qu’est-ce que la police lui veut ?
— Pas vos affaires, répondit Kunszer, agacé. Il vit seul ?
— Seul.
— Il n’a pas de famille ?
— Femme morte…
La concierge parlait comme un télégramme. Kunszer s’agaça plus encore. Elle était molle, elle parlait lentement, alors que son temps à lui était compté.
— Quoi d’autre ? martela-t-il.
Elle soupira.
— Il a un fils. Mais pas là.
— Pas là quoi ? Il est où ?
Elle haussa les épaules encore, peu concernée.
— Parti.
C’en était trop ; Kunszer l’attrapa par la chemise et la secoua. Il ressentit du dégoût de toucher ses vêtements sales.
— Vous voulez des ennuis ?
— Non, non, gémit la grosse femme laide, surprise d’être ainsi molestée, se protégeant le visage des mains. Son fils est parti à Genève.
— Genève ? (Il la lâcha.) Depuis quand ?
— Deux ans environ.
— Qu’y fait-il ?
— Dans la banque. Il est dans la banque. En Suisse, on fait de la banque vous savez bien, quoi.
— Son nom…
— Paul-Émile.
Kunszer se détendit. Voilà de bonnes informations. Il aurait dû secouer cette grosse concierge quinze jours plus tôt.
— Quoi d’autre…
— Le père a reçu des cartes postales de Genève. Au moins quatre ou cinq. Il me les a lues. Le fils dit que tout va bien.
— Il est comment ce fils ?
— Un bon gamin. Poli, bien élevé. Normal, quoi.
Kunszer regarda la femme avec mépris ; il n’en tirerait rien de plus. Il s’essuya les mains sur sa propre robe pour lui signifier tout son dégoût.
— Je ne vous ai jamais parlé. Vous ne m’avez jamais vu. Sinon je vous fais fusiller.
— Vous avez le droit de faire ça, vous autres ? Saleté ! Vous faites comme les Allemands.
Kunszer sourit.
— Nous faisons pire. Pas un mot donc !
La femme acquiesça, la tête basse, honteuse, humiliée. Et elle disparut dans sa loge.
Kunszer, ragaillardi par ces nouvelles informations, monta discrètement à l’appartement, au premier étage. Il sonna ; aucune réponse. Il s’en doutait, simple mesure de précaution. Il hésita entre forcer la serrure ou aller chercher les clés chez la concierge ; il savait qu’elle ne parlerait pas, c’était une faible. Chercher les clés, c’était mieux ; il ne fallait pas que l’homme s’aperçoive que quelqu’un s’était introduit chez lui. Mais avant de redescendre, sans savoir pourquoi, Kunszer appuya sur la poignée de la porte, juste comme ça. À sa grande surprise, la porte n’était pas fermée à clé.
Pour sa propre sécurité, il avait inspecté les lieux, la main sur la crosse de son Luger : vides. Pourquoi la porte était-elle ouverte s’il n’y avait personne ? Il entreprit alors une fouille méthodique de chaque pièce, à la recherche de n’importe quel indice qui pourrait l’éclairer ; il avait du temps, le fonctionnaire ne reviendrait qu’en fin d’après-midi.
L’appartement était poussiéreux, il y régnait une immense tristesse. Dans le salon, on avait installé un train électrique d’enfant. Kunszer passa chaque recoin au crible, minutieusement ; il ouvrit les livres, jeta un œil dans la chasse d’eau, derrière les meubles. Rien. De nouveau, le découragement l’envahit ; toute cette affaire n’avait pas de sens. Que devait-il faire ? Donner encore des coups à la fille ? L’envoyer au Cherche-Midi, en face du Lutetia, où l’on torturait de la pire des façons ? L’envoyer rue des Saussaies pour qu’on massacre son beau visage dans les salles d’interrogatoire du cinquième étage ? Il eut envie de vomir.
Il s’assura de n’avoir laissé aucune trace de son passage, puis, au moment de s’en aller, traversant une dernière fois le petit salon, il remarqua au-dessus de la cheminée un cadre doré. Comment avait-il pu ne pas la voir ? La photographie d’un jeune homme. Le fils certainement. Il s’approcha, observa l’image, la prit en main, puis souleva le livre sur lequel elle avait été posée. Lorsqu’il l’ouvrit, neuf cartes postales en tombèrent : des vues de Genève. C’étaient les fameuses cartes postales. Il les lut plusieurs fois ; le texte était insignifiant. Un code ? Les mots étaient souvent les mêmes ; si tel était le cas, ce ne devait pas être un message d’importance. Kunszer releva qu’il n’y avait ni timbre, ni adresse. Comment ces cartes étaient-elles parvenues ? Étaient-ce les lettres qu’avait livrées la fille ? Était-ce pour ces misérables morceaux de papier qu’elle venait jusqu’ici, armée ? Quel rapport avec les agents anglais ?
Il empocha l’une des cartes, au hasard. Elles n’étaient pas datées, aucune chronologie n’était possible. Il sortit ; sur le palier, il alluma une cigarette, satisfait. Et il songea qu’au lieu du père, il fallait peut-être se pencher sur le fils.
37
Dans le Nord, la mission de Laura s’achevait ; elle n’attendait plus que l’ordre d’exfiltration de Londres pour rentrer chez elle. Elle en avait tellement hâte. Retrouver Pal, elle ne pensait plus qu’à ça. Sa tâche solitaire de pianiste l’avait éprouvée, la solitude l’avait marquée, plus que l’angoisse des unités de radiogoniométrie de l’Abwehr et la peur de la Gestapo. Elle voulait rentrer à Londres, elle voulait Pal ; elle voulait le serrer contre elle, elle voulait entendre sa voix. Elle était si lasse de la guerre ; elle voulait cesser. Oui, elle voulait partir loin avec Pal, se marier et fonder une famille. Ils se l’étaient promis : si la guerre ne finissait pas, ils partiraient en Amérique, et la guerre semblait ne jamais vouloir se terminer. L’Amérique, elle y pensait jour et nuit.