— Ah.
Elle avait l’air tout à fait indifférente à sa mésaventure. Elle voulut refermer la porte, mais le père l’en empêcha en avançant le pied.
— Ça veut dire qu’on m’a volé des objets, expliqua-t-il. C’est un crime, comprenez-vous ?
— Désolée pour vous.
— Savez-vous si d’autres appartements ont été cambriolés dans l’immeuble ?
— Crois pas, non. Maintenant vous m’excuserez, j’ai à faire.
Elle repoussa le pied du père, claqua la porte et poussa le loquet, laissant le pauvre homme décontenancé et furieux à la fois. Ah, la sale petite laideronne ; il la trouvait plus boulotte encore que d’habitude. Il décida qu’elle n’aurait plus jamais d’étrennes. L’après-midi même, il irait déposer plainte au poste de police.
39
Octobre débutait. C’était un samedi. Devant Notre-Dame, Faron avait retrouvé Gaillot, le résistant. Ils déambulaient parmi les piétons, comme de rien, profitant du soleil d’automne. La journée était belle.
— Content que tu sois de retour, ça faisait longtemps, dit Gaillot pour engager la conversation.
Faron hocha la tête. Gaillot lui trouva un air nouveau : il semblait apaisé, calme, heureux. C’en était presque étrange.
— Et la guerre ? demanda-t-il.
— Ça avance, répondit le colosse, évasif.
Gaillot esquissa un sourire : Faron ne parlait jamais. Il avait l’habitude à présent, et il ne se laissa pas démonter pour autant :
— Bon, dit-il, en quoi puis-je t’être utile ? Si tu m’as contacté, ce n’est pas uniquement pour le plaisir de me voir, je suppose.
— Pas uniquement.
Faron regarda autour de lui avant de poursuivre. Il entraîna Gaillot à l’écart.
— Combien pourrais-tu me fournir d’hommes ? Des bien entraînés. Et il me faudrait aussi du plastic. Beaucoup.
— C’est pour une grosse opération ?
Faron acquiesça, l’air grave. Il ignorait encore comment il allait s’y prendre pour faire tomber le Lutetia, le mode opératoire dépendrait des ressources dont il disposerait. Gaillot serait sa principale source d’approvisionnement en explosif ; il était impensable de demander un parachutage de matériel sur Paris au SOE, et puis personne ne savait pour le Lutetia. Il n’en informerait Portman Square que lorsque tout serait en place. L’État-major ne pourrait alors plus refuser.
— Faut voir, dit Gaillot. Laisse-moi regarder. Je vais faire de mon mieux. Il te faudrait combien de personnes ?
— J’en sais rien précisément.
— T’es seul sur le coup ? Je veux dire… de chez les Rosbifs.
Faron se retourna rapidement, soudain nerveux. Voilà le genre de mot qu’il ne fallait pas prononcer en public. Il évita néanmoins de réprimander Gaillot, pour ne pas le vexer ; il était en position de demandeur.
— On sera deux ou trois probablement. J’ai un pianiste qui doit arriver ces jours-ci, et un troisième gars qui ne devrait plus tarder.
— Compte sur moi, dit Gaillot en serrant la main du colosse.
— Merci, camarade.
Ils se séparèrent.
Faron repartit vers les Halles. Puis il bifurqua en direction des grands boulevards, et marcha pendant une heure et demie à travers la ville, dans toutes les directions, pour s’assurer de ne pas être suivi. Il procédait toujours ainsi après une prise de contact.
Pour le moment, il était seul à Paris, il avait été parachuté sans opérateur radio. Il n’aimait pas se trouver ainsi sans lien avec Londres. En attendant, sa consigne était de passer par Gaillot en cas de problème, mais Gaillot, malgré toutes ses qualités, n’était pas du SOE, et Faron attendait impatiemment que son pianiste arrive. Avant que Faron ne quitte Londres, on l’avait prévenu, à Portman Square, que Marc, son opérateur à Paris, avait été envoyé dans un réseau de l’Est. Faron avait regretté qu’on le sépare de Marc ; il avait confiance en lui, c’était un bon agent. Dieu sait qui Londres allait lui envoyer. Il avait encore attendu le remplaçant, à midi, au métro Montparnasse. Mais il n’était pas venu, du moins n’avait-il vu personne qui aurait pu être un opérateur radio. Car telle était la consigne : attendre le pianiste à midi, devant la bouche de métro, et entamer la conversation : « J’ai vos deux livres, ça vous intéresse toujours ? — Non, merci, un seul suffit. » Et répéter ce cirque tous les jours jusqu’à ce qu’ils se retrouvent. Il avait horreur de ces consignes qui suscitaient une routine dangereuse. Tous les jours, au même endroit, à la même heure, à attendre, ça attirait l’attention. Il prenait soin de toujours changer son apparence et de se fondre dans le décor ; tantôt devant un kiosque, tantôt dans un café, tantôt sur un banc ; tantôt avec des lunettes, tantôt avec un chapeau. Il n’aimait pas cela ; et s’il considérait que son opérateur n’était pas de confiance, il l’enverrait dormir chez Gaillot, pour ne pas compromettre la sécurité de sa planque. L’attentat sur le Lutetia primait sur tout.
Faron revint en métro dans le troisième arrondissement, où se trouvait son appartement sûr. Il descendit un arrêt trop tôt, volontairement, et marcha. Juste devant son immeuble, il s’arrêta devant un kiosque, acheta le journal, regarda une dernière fois autour de lui, et pénétra enfin dans l’immeuble.
C’était au troisième étage. Arrivé sur le palier du premier niveau, il sentit une présence derrière lui ; quelqu’un le suivait en essayant de dissimuler le bruit de ses pas. Comment ne l’avait-il pas senti plus tôt ? Sans se retourner, il monta plus vite les dernières marches et saisit son stylet dans sa manche. Sur le palier, il fit soudain volte-face et s’arrêta net. C’était Pal.
— Crétin ! siffla Faron entre ses dents.
Le fils lui sourit et lui donna une tape amicale sur l’épaule.
— Content de te voir, vieux cinglé.
Deux jours plus tôt, Pal avait été une nouvelle fois parachuté dans le Sud, pour rejoindre un maquis. Il avait été réceptionné par un dénommé Trintier, le chef du maquis, mais il n’était pas resté avec lui : prétextant se sentir en danger, il avait dit vouloir disparaître quelques jours ; et il était parti pour Paris, sans en avertir Londres. C’était dans ses plans dès l’instant où il était monté dans le Whitley, à Tempsford. Il trouverait bien une explication à fournir ensuite à Portman Square : il dirait qu’il s’était senti repéré et qu’il avait préféré faire le mort. Car son absence n’était l’affaire que de quelques jours et Londres ne se formaliserait pas d’une précaution qui pouvait être salutaire pour l’agent comme pour le SOE. Pal avait fixé un autre rendez-vous à Trintier et au maquis, il s’était fait conduire jusqu’à Nice, et il avait pris le train jusqu’à Paris. Paris. Depuis deux ans, il en avait rêvé. Gare de Lyon, il avait tremblé de bonheur. Il rentrait chez lui.
Comme convenu avec Faron à Londres, Pal était allé à l’appartement sûr. Il avait frappé, mais personne n’avait ouvert ; le colosse n’était pas là. Le fils avait attendu son retour sur le boulevard, puis il lui avait emboîté le pas lorsqu’il l’avait vu au kiosque à journaux.
Ce n’était pas tout à fait le soir, mais ils dînèrent. Comme des soldats, de boîtes de conserve qu’ils ne prirent pas la peine de vider dans une assiette, l’esprit tourmenté. Ils étaient dans la minuscule cuisine. L’appartement était exigu : un salon, une chambre, une salle de bains et un petit couloir central. La plus grande pièce était le salon, bien meublé. La chambre, meublée de deux matelas, donnait sur un balcon. C’était l’issue de secours : on pouvait, depuis le balcon, atteindre une fenêtre de la cage d’escalier de l’immeuble voisin.