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Les deux hommes, mâchonnant dans la quasi-obscurité, ne parlèrent que lorsqu’ils eurent fini de manger.

— Alors, qu’est-ce que tu mijotes ici ? s’enquit Faron.

— Moins on en sait, mieux on se porte. C’est pour ça que je ne te pose même pas la question.

Faron ricana. Il proposa une pomme à son camarade de guerre.

— T’es seul ici ? demanda Pal.

— Seul.

— T’as pas de pianiste ?

— Pas encore. J’en avais un, il est ailleurs maintenant. Marc qu’il s’appelait, un bon gars. Londres m’en a envoyé un autre.

— Quand arrive-t-il ?

— J’en sais rien. Nous avons rendez-vous à midi devant la bouche du métro Montparnasse. Pas de date précise, j’y vais tous les jours jusqu’à ce que ce soit le bon. J’aime pas trop ce genre de combine.

— Et comment reconnaît-on un type qu’on n’a jamais vu ?

Faron haussa les épaules et le fils prit un air faussement sérieux :

— Peut-être qu’il aura un S-Phone dans les mains.

Ils rirent. Faron avait décelé, dès l’instant où il l’avait vu, combien Pal était nerveux malgré tous ses efforts pour le cacher.

*

Au même moment, rue du Bac, le père irradiait de bonheur. Dans sa penderie, il essayait ses costumes et ses cravates, fébrile. Il devrait être impeccable. À la fin de l’après-midi, de retour de ses courses du samedi, il avait découvert le message de son fils, derrière la porte. Paul-Émile était à Paris. Demain ils se retrouveraient.

40

Le lendemain matin, dimanche, le fils se réveilla avant l’aube. Il avait à peine dormi, angoissé et excité à la fois : il allait retrouver son père. Il n’avait cessé d’y penser. Dans le Whitley jusqu’en France, dans la camionnette jusqu’à Nice, dans le train jusqu’à Paris. Il allait retrouver son père après deux longues années d’errances et de guerre.

La veille, à peine arrivé à la gare de Lyon, il était allé directement rue du Bac. Son cœur avait explosé dans sa poitrine. Il avait marché, contenant son empressement. Cédant parfois à son élan, il s’était mis à courir, avant de se raviser aussitôt : il ne fallait pas se faire remarquer. En marchant, il riait tout seul, ivre de joie et d’excitation, il avait esquissé quelques pas de danse, il avait jeté dans la besace d’un mendiant l’aumône exagérée des gens qui se croient chanceux. Il murmurait : «  Papa, petit Papa, je suis rentré, je suis là.  » Dans les derniers mètres du boulevard Saint-Germain, il avait accéléré le pas et, rue du Bac, il était devenu cheval fou. Devant la porte de l’immeuble, il avait été à nouveau agent britannique ; sérieux, inquiet, les sens en alerte. Il avait pris les précautions d’usage, il avait observé autour de lui. Personne ne l’avait vu, il avait flotté jusqu’au premier étage ; il s’était arrêté devant la porte, il avait pris une ample respiration et tourné la poignée, victorieux. Mais la porte était fermée à clé. Il en avait été stupéfait : son père avait fermé à clé ! Pourquoi ? Il avait promis, la porte resterait ouverte, toujours, le jour et la nuit. Que s’était-il passé ? Pal s’était laissé envahir par la panique ; son père n’était peut-être plus en France ? Non, son nom figurait toujours à côté de la sonnette. C’était pire alors : son père était peut-être mort ! Sa respiration s’était faite difficile, sa tête s’était mise à tourner ; que devait-il faire ? Il avait vacillé, il avait été bruyant, il avait révélé sa présence aux voisins ; par le judas, on pouvait le voir. Il avait rapidement recouvré ses esprits ; son père était sans doute sorti, tout simplement. Et après deux ans, il était normal qu’il ne laisse plus la porte ouverte. Fallait-il aller trouver la concierge ? Lui demander la clé ? Non, personne ne devait savoir qu’il était ici. Il devait trouver son père, l’emmener avec lui immédiatement, prendre le train jusqu’à Lyon, puis ils gagneraient Genève, loin des Allemands qui ne tarderaient pas à raser Paris. Oui, il conduirait son père à Genève par la filière qu’il avait mis en place lors de sa première mission. Il y serait bien à l’abri, le temps que la guerre se termine. Pal, qui ne voulait pas rester plus longtemps devant la porte, à attendre, vulnérable, avait alors arraché une page du calepin qu’il avait en poche et y avait inscrit un message à l’intention de son père, un peu à la manière de ce qu’il avait appris à Beaulieu, mais en plus simple. Pour que son père comprenne.

Porte fermée à clé ? Rien sous le paillasson ? Demain, 11 heures. Comme après l’algèbre, le vieux charpentier.

Le message serait limpide.

Porte fermée à clé ? Rien sous le paillasson ? Seuls eux deux savaient que la porte ne devait pas être fermée à clé et que cette décision avait été prise après avoir hésité à laisser la clé sous le paillasson. S’il doutait de l’écriture, le père aurait la certitude que le message était de son fils, sans qu’il soit besoin de signer.

Pal ne reviendrait pas à l’appartement, c’était trop dangereux. D’où le message codé pour le lieu du rendez-vous. Comme après l’algèbre, le vieux charpentier. Au collège, il avait rencontré de grandes difficultés avec les mathématiques. Ses notes d’algèbre avaient été épouvantables, au point que ses parents l’avaient envoyé prendre des cours particuliers chez un ancien professeur de lycée à la retraite, Stéphane Charpentier, un vieil homme désagréable. Il avait détesté ces leçons, et Charpentier lui faisait horreur. Son père, son père chéri, pour l’encourager, l’attendait en bas de l’immeuble, chaque semaine, pendant toute l’heure que durait la leçon. Et il l’emmenait ensuite boire un chocolat chaud dans une boulangerie du bout de la rue de l’Université. Comme après l’algèbre, le vieux charpentier, c’était à la boulangerie, le père saurait. Après l’avoir relu plusieurs fois, Pal avait embrassé le message et l’avait glissé sous la porte, priant de toute son âme pour que son père se porte bien et le trouve. Il était redevenu fantôme, il était reparti et, sans endroit où aller jusqu’au lendemain onze heures, il avait décidé de se rendre à l’appartement sûr de Faron.

C’était donc l’aube. Aujourd’hui il retrouverait son père. Allongé sur le matelas à même le sol de l’appartement de Faron, Pal repensait à son message. Son père saurait, il en était persuadé. Son père comprendrait immédiatement. Et si quelqu’un d’autre que lui le lisait, il n’en saisirait rien, c’était trop sibyllin, c’était leur inviolable langage secret, celui d’un père et d’un fils, ce langage que même les spécialistes de l’Abwehr ne pourraient jamais décoder, car pour le comprendre, il aurait fallu être là, dans cette boulangerie, à boire lentement le chocolat délicieux, à regarder son père, à l’écouter parler et à le trouver le plus merveilleux des hommes.

Pal resta un long moment éveillé dans son lit ; il se forçait au repos, il ne voulait pas avoir les traits fatigués pour retrouver son père. Pour s’occuper, il songea à sa toilette. Il faudrait qu’il se rase bien, qu’il se parfume. Il faudrait qu’il soit le plus beau des fils.

Il attendit encore que Faron, qui dormait sur le matelas voisin, se lève et disparaisse dans la salle de bains. Il espérait que le colosse partirait rapidement de l’appartement, il ne voulait pas avoir de comptes à lui rendre, pas ce matin, lui qui s’apprêtait à devenir clandestin parmi les clandestins, violant les règles de sécurité du Service en allant retrouver son père pour le mettre à l’abri du monde. Mais Faron resta à l’appartement jusqu’à neuf heures. Ils burent un café dans la cuisine. Faron avait mis des lunettes et avait coiffé ses cheveux de côté, l’un de ses déguisements.