Выбрать главу

— Qu’est-ce que tu fais aujourd’hui ? demanda-t-il à Pal.

— Je pense devoir aller hors de la ville. Probablement pour la nuit. Ou plus.

La réponse était embrouillée mais Faron renonça à poser plus de questions.

— Bon. Il faut que je file, je dois retourner attendre ce maudit pianiste jusqu’à midi. Je reviendrai ensuite ici. Tu y seras encore ?

— Je ne sais pas.

— On se revoit ?

— Je n’en sais rien.

— Pas de conneries, hein ?

— Pas de conneries.

Faron fouilla dans sa poche et en sortit une clé.

— La clé d’ici. Je sais pas ce que tu fabriques, mais à mon avis, tu seras content de pouvoir revenir ici, si jamais…

Pal empocha la clé.

— Merci, Faron. Je te revaudrai ça.

Faron mit son manteau et quitta l’appartement.

— Fais ta vaisselle avant de partir, dit-il encore au fils.

*

Le père n’avait presque pas fermé l’œil de la nuit, trop occupé à se blâmer. Pourquoi avait-il fermé la porte à clé ? Paul-Émile était venu, et il avait trouvé porte close malgré ses promesses. Mais il fallait bien la fermer, cette porte, puisqu’on lui volait les cartes postales. Maintenant il fermait à clé. Il avait trouvé le message en rentrant des commissions : c’était comme un code, il l’avait lu plusieurs fois mais avait compris aussitôt : Rendez-vous demain onze heures, devant la boulangerie, celle de l’époque du vieux Charpentier. Mais pourquoi son fils n’avait-il pas attendu son retour ? Et pourquoi un message codé ? Avait-il des ennuis ? Le père s’était rongé les sangs et, pour s’occuper l’esprit, il avait rangé les commissions dans le frigidaire. C’était un hasard magnifique que le frigidaire soit plein pour accueillir son fils ; et il avait décidé de ne plus manger jusqu’au lendemain pour être sûr de ne rien manger que son fils aurait voulu manger aussi. Il avait une belle ration de viande, ils feraient un bon déjeuner. Il avait consacré la fin de l’après-midi et toute la soirée à ranger et nettoyer l’appartement ; au fond, il avait été presque soulagé que son fils ne soit pas rentré tant le désordre était insupportable. Il aurait pu le croire négligent.

Le père avait attendu que la pendule sonne huit heures pour se lever. Il ne voulait pas précipiter le temps. Il était neuf heures à présent. Deux heures. Dans deux heures, il retrouverait son fils, après l’avoir attendu pendant deux ans.

*

Pal arriva en avance. Il s’assit sur un banc en face de la boulangerie, sur un large trottoir du bord de Seine. Il attendit, les jambes serrées et les mains sur les genoux. L’enfant attendait que son père vienne le chercher. Mais s’il ne venait pas ? Que deviendrait-il s’il ne venait pas ? Nerveux, le fils alluma une cigarette qu’il éteignit aussitôt ; il ne voulait pas que son père le voie fumer. Il attendit encore, enfant sage. Puis soudain il l’aperçut : son cœur se mit à battre vite et fort. C’était son père. C’était son père.

Papa, père chéri ! aurait-il voulu crier. Le voilà qui arrivait vers lui. Il le voyait marcher, il le voyait descendre la rue, il reconnaissait sa démarche.

Papa, père chéri ; ils s’étaient promis de se retrouver, et ils se retrouvaient. Pal remarquait à présent que son père était très élégant, il avait mis un costume pour l’occasion. Il sentit des vagues de larmes l’envahir : son père s’était fait beau car il allait revoir son fils.

Papa, père chéri ; comme il aimait son père, sans le lui avoir dit jamais.

Papa, père chéri ; il y avait deux ans qu’ils ne s’étaient pas vus. Deux ans de vie perdue. Le fils était devenu un homme désormais, il avait traversé de difficiles épreuves. Mais la pire de toutes avait été l’éloignement d’avec son père. Il avait cru qu’il ne le reverrait jamais.

Papa, père chéri ; il avait pensé à lui tous les jours. Tous les jours et toutes les nuits. Il n’en avait pas dormi parfois. Dans la boue et le froid des entraînements, dans la terreur des missions, il n’avait fait que penser à lui.

*

Le père ralentit la cadence : c’était son fils. Debout, devant ce banc. C’était son fils, digne, altier, droit comme un prince. Comme ses traits avaient changé ; il l’avait quitté enfant, il était devenu un homme. Il le trouva plus beau encore, puissant. Il fut saisi d’une émotion et d’une joie folles, démesurées, inimaginables. Ils se retrouvaient. Il eut envie de pleurer, mais il se retint car les pères ne pleurent pas. Il avança encore, son fils l’avait vu. Il voulut lui faire un signe, il n’osa pas. Alors il lui sourit d’amour. Il tâta dans sa poche le petit sachet de bonbons qu’il lui avait acheté. Il n’aurait pas dû acheter des bonbons, c’était pour les enfants, son fils était devenu le plus beau des hommes.

*

Le fils avançait aussi à présent, il allait dans la direction de son père. Il avait rêvé de cet instant, mais il ne savait pas s’il devait courir ou crier.

*

Ils s’arrêtèrent un instant à quelques mètres l’un de l’autre, et ils se dévisagèrent, rayonnants de bonheur, les mains maladroites. Ils firent les derniers pas très lentement, pour ne rien gâcher. Ils ne parlèrent pas. Les mots, à cet instant, n’avaient plus de sens. Puis, ils se jetèrent l’un contre l’autre, ils se serrèrent dans les bras, tête contre tête, les yeux fermés ; ils s’embrassèrent, ils ne se lâcheraient plus jamais. Pal retrouva le parfum de son père. Il serra plus fort encore. Son père avait maigri, il sentait ses os sous ses doigts. Ils restèrent tendrement silencieux pour pouvoir dire tous les mots qu’ils n’osaient pas prononcer.

Ce ne fut que longtemps plus tard qu’ils desserrèrent leur étreinte, pour se contempler.

— Je t’ai apporté des bonbons, murmura le père.

*

Ils marchaient le long des berges, au hasard. Ils avaient tant à se raconter. Dans un petit square désert, ils s’assirent sur un banc, l’un contre l’autre.

— Raconte-moi ! Raconte-moi ! suppliait le père. Qu’as-tu fait durant ces deux années ?

— C’est compliqué, Papa.

— J’ai reçu tes cartes ! Quelles cartes ! Ma-gni-fiques ! Alors, comment ça se passe à Genève ?

— Je n’y étais qu’une fois mais…

Le père qui écoutait à peine l’interrompit ; il trouvait son fils magnifique dans son costume.

— Dis-moi, as-tu une amoureuse ?

— Heu… Oui.

— Magnifique ! C’est important d’avoir une amoureuse ! Et beau comme tu es, les filles doivent se battre pour toi.

Le fils rit.

— Comment s’appelle-t-elle ?

— Laura.

— Laura… Laura… Magnifique !

— Elle travaille à la banque elle aussi ?

— Non, Papa.

Pal se demanda pourquoi son père lui parlait de banque. Mais son père ne lui laissait pas de répit, le submergeant de questions.

— Et alors, que fais-tu à Paris ?

— Je suis venu te voir.

Le père sourit, quel fils magnifique il avait !

— Il y a un grand vide à la maison depuis que tu es parti !

— Tu m’as beaucoup manqué, Papa.

— Et toi donc ! Je ris moins souvent. Je pense plus à la guerre. Avec toi c’était plus facile.

— Moi aussi, Papa. Je pense plus à la guerre. Et mes cartes ? As-tu aimé mes cartes ?

Le visage du père s’illumina plus encore.

— Magnifique ! Ma-gni-fique ! Genève ! Genève ! Quelle ville ! Je suis si heureux que tu sois allé te mettre à l’abri là-bas, finalement. Et alors, comment ça se passe à la banque ?