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Pal contempla son père, amusé.

— Je ne suis pas vraiment à Genève. Et je ne travaille pas dans une banque. Mais ça n’a pas d’importance.

— Pas à la banque ? Ça alors… Pas à la banque… Ne m’avais-tu pas dit que tu travaillais à la banque ? Ou peut-être que non… Je ne sais plus très bien.

Le père, tourmenté, essaya de repenser aux textes des cartes postales.

— Papa, dit Pal, je suis venu te chercher.

Le père n’écoutait plus qu’à moitié. Il pensait bruyamment :

— Pas la banque… Peut-être c’était dans la troisième carte… Non pas la troisième… Peut-être plutôt la suivante… Ou peut-être que pas du tout, en fait.

Le fils lui pressa la main pour capter son attention.

— Papa…

— Oui ?

— Si on partait à Genève…

Le père irradia.

— Genève ? Hourra ! Des vacances à Genève. Magnifique ! Il faut que je demande à mon chef pour prendre des vacances. Pourquoi pas décembre ? C’est très beau Genève en décembre. Le jet d’eau gèle sûrement, ce doit être une somptueuse sculpture de glace. Quand la concierge saura ça… Mieux encore, nous ferons des photos ! Elle sera morte de jalousie ! Ah, cette vieille méchante ! Figure-toi que nous avons été cambriolés (il avait complètement oublié d’expliquer à son fils adoré qu’il avait laissé la porte ouverte, comme il avait promis, mais qu’ils avaient été cambriolés deux semaines plus tôt et qu’il avait dû se résoudre à boucler la porte lorsqu’il n’était pas là, car désormais les cambrioleurs dérobaient même les cartes postales). Eh bien, la concierge n’en avait rien à fiche ! Alors j’ai décidé que plus d’étrennes ! C’est une méchante femme.

Pal ressentit une légère panique l’envahir. Son père ne comprenait pas.

— Papa, j’aimerais partir vite. Très vite.

Le père arrêta net son flot de paroles et dévisagea son fils, perplexe.

— Pourquoi vite ?

— Cet après-midi, dit Pal sans répondre à la question.

Le père se décomposa.

— Partir aujourd’hui ? Mais tu viens d’arriver… On se retrouve à peine. Que se passe-t-il, mon fils ?

Pal s’en voulait d’avoir abordé le sujet si brusquement. Mais il n’avait pas le choix, il avait déjà couru beaucoup de risques. Il fallait qu’ils s’en aillent cet après-midi. Ce soir, ils seraient à Lyon. Demain à Genève. Ici, ensemble, ils pouvaient être pris à tout instant. Ah, il voulait déjà être demain, se promenant sur les rives du Léman avec son père, libres. Le fils regarda autour de lui, l’endroit était désert. Ils étaient seuls. Il s’autorisa alors à être plus explicite.

— Papa, on sera en sécurité à Genève.

— En sécurité ? On est pas bien ici ? C’est la guerre, mais la guerre ça arrive tout le temps. Quand il n’y aura plus celle-là, il y en aura une autre. La guerre, c’est la vie.

Le père, tout heureux encore un instant auparavant, avait à présent la mine déconfite d’incompréhension.

— Il faut partir, Papa. Il faut quitter Paris. Maintenant. Demain nous serons à Genève. Il ne pourra plus rien nous arriver…

— Non, non. On ne part pas sans dire au revoir aux gens, qu’est-ce que c’est que ces manières ! Des vacances, d’accord. Mais quitter Paris ? Non, non. Et notre appartement ? Et nos meubles ? Et la concierge ? Y as-tu pensé ?

— Nous recommencerons une vie à Genève, Papa. Nous serons bien. L’important, c’est d’être ensemble.

— T’ai-je dit que nous avons été cambriolés, mon chéri ? Et la concierge, cette affreuse, n’en avait cure. « Ah  », a-t-elle simplement dit en apprenant la nouvelle. Mon sang n’a fait qu’un tour ! Si elle pense qu’elle aura des étrennes, celle-là.

— Papa ! cria Pal.

Comme le père avait tourné la tête, le fils lui attrapa le visage pour qu’il le regarde, pour qu’il comprenne. Il vit alors que les joues du petit homme étaient couvertes de larmes.

— Papa, il faut quitter Paris.

— Pourquoi es-tu venu, si c’est pour partir ? demanda le père.

— Mais c’est pour partir ensemble ! Pour être ensemble ! Peu importe où nous allons pourvu que nous soyons ensemble ! Parce que tu es mon père et que je suis ton fils !

— Paul-Émile, il ne fallait pas venir…

Pal, épuisé, nerveux, traqué, ne savait plus ce qu’il devait faire.

— Ne nous fâchons pas, mon garçon, mon si beau garçon… Viens, rentrons à la maison.

— Je ne peux pas. C’est dangereux. C’est trop dangereux. Il faut que nous partions. Ne comprends-tu pas ? Il faut que nous partions !

Le fils était désespéré : il se demandait s’il n’avait pas rendu son père un peu fou en l’abandonnant. Et comme il ne savait plus quoi faire pour convaincre son père, il trahit le secret. Lui qui avait été l’un des meilleurs agents, l’un des plus discrets, il était rattrapé par les démons de la solitude. Les fils n’abandonnent pas les pères. Les fils qui laissent leurs pères ne seront jamais des Hommes. Et il finit par parler car c’était à ses yeux le seul moyen pour que son père puisse saisir l’enjeu de la situation.

— Papa, quand je suis parti… il y a deux ans… tu te souviens ?

— Oui…

— Papa, je suis allé à Londres. Je ne suis pas allé à Genève, je n’ai pas travaillé à la banque. Je suis un agent des services secrets britanniques. Je ne peux pas rester ici, on ne peut pas se voir ici. La guerre avance, il va se passer des événements graves… Je ne peux rien te dire… Mais je crains le pire si les Alliés progressent jusqu’à Paris… Et cela va se produire… Des combats terribles, Papa… Sans doute les Allemands raseront la ville. Il n’y aura, bientôt, ici, plus que des ruines.

Le père n’écoutait plus. Il s’était arrêté sur services secrets britanniques. Son fils, son beau fils, son merveilleux fils était agent des services britanniques. Son fils était un héros de la guerre. Il y eut un très long silence. Peut-être une heure. Puis ce fut le père qui parla le premier. Résigné.

— Sois tranquille, mon enfant, je partirai avec toi.

Pal soupira de soulagement.

— Merci, Papa.

— Au début ce sera difficile, mais on sera ensemble.

— Oui, Papa.

— Et puis Genève, c’est une belle ville. Les grands palaces et tout et tout.

Silence encore.

— Mais partons demain. Je t’en supplie, Paul-Émile, demain. Que j’aie le temps de retourner à l’appartement, de dire au revoir à nos meubles, à nos chambres, de préparer une valise. Demain, ce n’est rien. Demain c’est un tout petit mot. Un souffle, à peine. Viens déjeuner demain à midi. Viens revoir au moins une fois l’appartement. Nous y ferons un dernier déjeuner. De la bonne viande, comme tu aimes. Nous partirons ensuite.

Pal n’eut pas besoin de réfléchir. Il pouvait bien attendre un jour de plus. Il viendrait à midi à l’appartement, rue du Bac. Il pouvait bien y passer puisqu’ils n’y reviendraient plus ensuite. Ils seraient dans le train de quatorze heures pour Lyon. Le mardi, son père serait à Genève.

— Va pour le déjeuner, sourit Pal. Nous partirons demain.

Ils s’enlacèrent.

*

Assis au volant de sa voiture, dans une rue perpendiculaire aux Champs-Élysées, Kunszer jouait avec la carte postale. L’analyse n’avait rien donné. Les spécialistes de l’Abwehr étaient formels. C’était une simple carte postale, sans code, sans message, sans encre sympathique. Une quinzaine de jours s’étaient écoulés depuis sa visite de l’appartement de la rue du Bac ; il n’avait pas eu d’autres pistes. L’homme avait porté plainte pour cambriolage quatre jours après qu’il était passé. Quatre jours. Objets volés ? Une carte postale, était-il inscrit sur la déclaration. Cela n’avait aucun sens… À moins que… Une pensée lui traversa l’esprit et soudain tout s’éclaircit. Comment ne l’avait-il pas compris plus tôt ! Il s’empressa d’esquisser un schéma sur un morceau de papier pour confirmer son hypothèse : une fille de la Résistance, armée, déposait pour le compte des services secrets britanniques des cartes postales insignifiantes chez un bonhomme inoffensif. Ces cartes, cela ne faisait aucun doute, avaient été écrites par le fils. Donc le fils était un agent anglais. C’était évident ! Un agent anglais qui avait commis l’imprudence d’écrire à son père, pour lui donner quelques nouvelles ! Il lui fallait absolument mettre la main sur ce fils, mais où donc pouvait-il être ? Il avait utilisé la fille comme courrier depuis Lyon, il pouvait se cacher n’importe où en France. À ce jour, il n’avait que deux certitudes : le père n’était au courant de rien, et la fille lui avait tout dit. Il l’avait fait transférer à la Gestapo, 11 rue des Saussaies. Elle y avait été interrogée, encore ; pauvre petite Katia chérie. Il ne voulait pas penser aux coups. Il avait téléphoné une ou deux fois à la Gestapo, pour savoir si elle avait parlé, mais c’était surtout pour prendre de ses nouvelles. Il avait appris qu’il y avait eu une descente chez ses parents, à Lyon, et les parents avaient été arrêtés à leur tour, sans motif. La Gestapo faisait ça parfois. Il songea alors que si la fille ne savait rien, sa seule piste était le père. Ce père, c’était la faiblesse du fils.