Kunszer fut interrompu dans sa réflexion par la portière qui s’ouvrit : il retrouvait l’un de ses informateurs. Comme à chaque fois, il le prenait ici en voiture et il roulait au hasard, le temps de la discussion. Il démarra.
— J’espère que vous avez des informations valables, dit Kunszer à l’homme qui venait de s’asseoir à côté de lui.
Ce dernier, nerveux, ôta son chapeau, déférent.
— Il y a des agents anglais à Paris, répondit Gaillot.
41
Pal rentra à l’appartement sûr sans prendre beaucoup de précautions. Il était troublé. Rien ne s’était passé comme il l’avait imaginé. Que devrait-il faire demain si le père refusait encore de partir ? Le laisser face à son propre sort ? L’emmener de force ? Rester avec lui pour le défendre ? Il n’en savait rien ; il avait été formé pour résister aux Allemands, mais on ne lui avait pas appris comment se révolter contre son père.
Il tourna la clé dans la serrure et poussa la porte. Il entendit la voix de Faron qui accourut vers lui : il lui parlait, mais le fils n’écoutait pas, embrumé par ses pensées ; il comprit vaguement que Faron lui disait de se méfier du couvre-feu, qu’il ne fallait pas rentrer si tard, que la nuit était faite pour les maraudeurs et que les maraudeurs se faisaient arrêter. Pal regarda alors sa montre, et il réalisa qu’il était tard. Il avait marché pendant des heures. En ce moment précis, lui et son père auraient déjà pu être à Lyon. Ils ne partiraient que demain, d’ici là, que le Seigneur les protège.
Faron lui tapota les épaules.
— Ça va, Pal ?
— Ça va.
Le colosse semblait guilleret.
— Le pianiste est là… Bon sang, ça va te faire une surprise…
— Ah, répondit simplement Pal.
— Comment ça ah ? Dans le salon, il est dans le salon. Va voir… Va voir !
Pal se dirigea vers le salon sans réfléchir. Il ne voulait voir personne, mais Faron avait l’air d’y tenir. Il entra dans la pièce.
Elle était assise sur le canapé, impatiente. Le pianiste, c’était Laura.
Ils s’embrassèrent plus qu’ils n’avaient jamais pensé pouvoir s’embrasser. Quelle joie, quelle joie de se retrouver si soudainement. Ils rirent heureux, et ils se couvrirent encore de baisers comme s’il n’y en avait pas eu assez ; de longs baisers, des plus courts, des baisers collés et des baisers volés. Ils revivaient.
Faron leur laissa la chambre et s’installa sur le canapé du salon. Et ils passèrent la nuit l’un contre l’autre. Ils ne prirent guère le temps de dormir, dormir n’était pas important. Ils vécurent cette nuit-là leurs plus beaux instants. Laura riait sans cesse, et Pal lui répétait « Tu vois comme je t’aime ! Tu vois comme j’ai tenu mes promesses ! » Et elle se blottissait contre lui, elle le serrait du plus fort qu’elle pouvait. Il n’y avait plus de guerre.
— Laura, il faut faire des projets, Gros dit que rêver, c’est vivre.
Elle battit des mains, la tête posée contre sa poitrine.
— Faisons des projets ! Faisons-en vite !
Contemplant une ombre au plafond qui ressemblait à la carte de l’Europe, ils décidèrent de partir.
— Regarde, voilà où nous pourrions aller. La Suède. Tout en haut, tout au Nord. Les lacs, les grandes forêts, et surtout personne.
— Pas le Nord, supplia Laura. Le Nord, c’est trop Nord.
— Pas le Nord. Alors où veux-tu aller ? Dis-moi, et je te suivrai. Je te suivrai n’importe où.
Elle l’embrassa. Dans un angle du plafond, ils trouvèrent la carte du monde, puis celle de l’Amérique.
— Je veux aller en Amérique ! s’écria-t-elle. Partons en Amérique ! Partons vite, je crois que la guerre ne finira jamais.
Ils fixèrent l’Amérique.
— Je veux la Californie pour le soleil, dit Laura, ou plutôt Boston, pour les universités. Oui, Boston. Mais parfois, il fera froid.
— Lorsqu’il fera froid, nous serons ensemble.
Elle sourit.
— Alors ce sera Boston. Raconte-moi, Pal, raconte-moi quand nous serons à Boston.
Le fils prit une voix profonde de conteur.
— À Boston, nous serons heureux. Nous vivrons dans une maison en pierres rouges, avec nos enfants et notre chien. Georges.
— Georges, c’est un de nos enfants ?
— Non, c’est le chien. Un gentil chien, plein de poils et de tendresse. Lorsqu’il sera trop vieux et qu’il mourra, nous l’enterrerons dans le jardin. Et nous le pleurerons comme nous avons pleuré les Hommes.
— Ne parle pas de la mort du chien, c’est trop triste ! Parle des enfants ! Seront-ils beaux ?
— Ce seront les plus beaux enfants du monde. Nous serons une belle famille, une grande famille. Il n’y aura plus de guerre et plus d’Allemands.
Il y eut un silence.
— Pal ?
— Oui ?
— Je veux partir.
— Moi aussi.
— Non. Je veux vraiment partir. Désertons ! Désertons ! Nous en avons déjà assez fait ! Nous avons donné deux ans de notre vie, il est temps de la reprendre.
— Et comment donc ?
— En partant d’ici. On reprend une filière, on dit que notre couverture a été grillée et on rentre en Angleterre. Nous irons à Portsmouth sans prévenir personne, on prendra le paquebot pour New York. Nous avons nos économies à la banque, nous avons largement assez d’argent pour des billets. Assez même pour nous installer là-bas.
Pal réfléchit un instant. Pourquoi ne partirait-il pas ? À cause de son père. Jamais il ne laisserait son père. Mais il serait en sécurité à Genève. Ou alors il pourrait venir avec eux en Amérique. Il lui offrirait le billet d’ailleurs, paquebot première classe ! Ce serait un si beau cadeau ! Un cadeau pour rattraper les deux anniversaires qu’il avait manqués. Oui, ils partiraient tous ensemble, ils iraient se cacher en Amérique. Pour s’aimer. Mais si son père ne voulait pas partir ? Demain, il lui proposerait Genève ou l’Amérique. Il devrait choisir. C’était peut-être ça, la révolte.