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Pal tremblait de terreur. Il sentait ses jambes fléchir. Il eut envie de vomir, il se retint. Pas son père. Qu’on le brise lui, mais pas son père. Tout, mais pas son père.

— Oui. Oui… Je suis un agent anglais.

Kunszer hocha la tête.

— Ça, je le sais déjà. Je sais aussi que vous êtes plusieurs à Paris. Ici. Maintenant. Je sais qu’une grosse opération se prépare : on veut des hommes et du plastic, hum ? (Il sourit un instant puis redevint grave.) Ce que je veux savoir, Paul-Émile, c’est où se trouvent les autres agents. C’est la seule réponse qui puisse sauver votre père.

— Je suis seul. Je suis venu seul. Je vous le jure.

— Vous mentez, dit calmement Kunszer en lui assénant aussitôt une énorme gifle en pleine figure.

Pal lâcha un cri et Kunszer fut parcouru d’un frisson de dégoût ; il n’aimait décidément pas frapper.

— Vous mentez, Paul-Émile, et je n’ai pas de temps pour cela. Vous avez déjà fait trop de mal. Je dois vous empêcher de continuer. Dites-moi où sont les autres.

Pal se mit à sangloter. Il avait envie de son père. Mais son père, c’était fini. Il avait voulu que tous soient saufs, il devait à présent décider du sort de Faron, de Laura et de son père. Il devait dire qui vivrait et qui mourrait. Il n’y aurait pas de Genève, il n’y aurait pas d’Amérique.

— J’ai peu de temps, Paul-Émile… s’impatienta Kunszer.

— Je voudrais réfléchir…

— Je connais ces ruses. Personne n’a de temps. Ni vous. Ni moi. Personne.

— Prenez-moi, emmenez-moi dans vos camps. Déchirez-moi comme du papier !

— Non, non. Ce ne sera pas vous, ce sera votre père. Il sera torturé jusqu’à ce qu’il n’ait plus de larmes. Plus de larmes, m’entendez-vous ? Puis ce sera les camps de Pologne jusqu’à la mort.

— Je vous en supplie, emmenez-moi ! Emmenez- moi, moi !

— Je vous emmènerai de toute façon, Paul-Émile. Mais vous pouvez sauver votre père. Si vous parlez, il ne subira jamais le moindre mal. Jamais. Son sort est entre vos mains. Il vous a donné la vie. À vous de la lui rendre. Donnez-lui la vie, ne lui donnez pas la mort. S’il vous plaît.

Pal pleurait.

— Choisissez ! Choisissez, Paul-Émile !

Pal ne répondit rien.

— Choisissez ! Choisissez !

Kunszer lui asséna une série de gifles.

— Choisissez ! Choisissez !

Pal ne répondait pas et Kunszer continua de frapper, comme un animal. Il était un animal. Ils avaient fait de lui un animal. Il frappa de toutes ses forces, avec ses paumes, avec ses poings. Pal, recroquevillé sur lui-même, poussait des cris. Et Kunszer frappait encore ; il se voyait battre cet enfant.

— Choisissez ! Choisissez ! Dernière chance ! Choisissez de sauver votre père, au nom du Ciel ! Choisissez de sauver celui qui vous a donné la vie ! Dernière chance ! Dernière chance !

Des coups encore. Plus fort.

— Choisissez ! Choisissez !

Pal hurlait. Que devait-il faire ? Seigneur, si vous existez, guidez-moi, songeait le fils pendant que coulait le sang et pleuvaient les coups.

— Choisissez ! Dernière chance ! Dernière chance, entendez-vous ?

— Je choisis mon père ! s’écria alors Pal, en pleurs. Mon père !

Kunszer cessa les coups.

— Jurez ! supplia le désespéré. Jurez de protéger mon père. Jurez ! Nom de Dieu, jurez !

— Paul-Émile, je vous le jure. Si vos informations sont exactes, bien entendu.

Pal s’effondra sur le sol humide. Tétanisé. Le visage en sang.

— Elles sont exactes. Troisième arrondissement. Il y a un appartement sûr.

Kunszer aida le fils à se redresser. Il lui tendit un calepin et un crayon. Sa voix se fit plus douce.

— L’adresse. Écrivez l’adresse.

Le fils s’exécuta.

— Votre père vivra, lui murmura Kunszer à l’oreille. Vous avez eu le courage des fils. Vous êtes un bon fils. Que Dieu vous garde.

Les deux autres agents se saisirent sans ménagement de Pal, le menottèrent et l’emmenèrent. Dans la voiture qui le conduisait vers le Lutetia, la tête appuyée contre la vitre, il espéra simplement que, dès la fin de la guerre, Buckmaster écrirait à son père, chaque fois qu’il le pourrait :

Cher Monsieur, ne vous inquiétez pas. Les nouvelles sont bonnes.

Dès la fin de la guerre et pour toujours.

Et il songeait à ce qui l’avait toujours taraudé : le plus grand péril des Hommes, c’était les Hommes. C’était lui. Et il pleurait, il pleurait toutes les larmes de son corps. Il était redevenu enfant.

*

Onze heures trente. Dans le troisième arrondissement, l’Abwehr avait déjà cerné l’immeuble. Les étages étaient pris ; des agents allemands firent sauter d’un coup de bélier la porte de l’appartement sûr. À l’intérieur, se trouvaient Faron et Laura.

*

Rue du Bac, le père, plein d’amour, s’affairait pour préparer le déjeuner. Il ne fallait pas rater ce déjeuner. Leur dernier déjeuner.

Midi sonna. Il s’empressa d’aller se faire beau avant l’arrivée de son fils. Il se peigna, il se parfuma. Il avait beaucoup réfléchi : il était heureux de partir pour Genève. Il n’avait pas été gentil hier, il s’excuserait auprès de son fils. Il lui donnerait sa montre gousset en or. Son fils, un agent britannique. Il n’en revenait pas. Il sourit de bonheur. Il était le père le plus fier du monde.

Puis ce fut midi et demi. Paul-Émile n’était toujours pas là. Le père s’assit sur une chaise, bien droit pour ne pas faire de plis à son costume. Et il attendit. Il ignorait qu’il allait vivre encore longtemps.

*

Par la vitre de la voiture, Pal regardait Paris une dernière fois. Car il allait à la mort. Il repensait à sa poésie, pour se donner du courage. Mais il ne la connaissait plus par cœur. Et songeant à ce qu’ils n’allaient plus devenir, il pleurait.

TROISIÈME PARTIE

43

Elle pleurait.

Le ciel était noir, envahissant, la lumière de l’après-midi était réduite à une sombre obscurité. Au loin, les nuages laissaient tomber leur rideau d’eau, mais il ne pleuvait pas encore sur la propriété. L’orage approchait ; bientôt, les éléments se déchaîneraient. Elle était magnifique dans sa robe noire, ses perles de nacre aux oreilles ; l’immense Gros, en costume sombre, l’abritait avec un large parapluie ; elle pleurait.

Elle pleurait toutes les larmes de son corps. Déchirée par la douleur, folle de chagrin, dévorée par un insurmontable désespoir. Pour toujours, il ne serait plus là.

Elle pleurait. Jamais elle n’avait eu aussi mal ; un chagrin destructeur, supplice des supplices, supplice suprême car elle savait qu’il ne cesserait jamais. Le temps passerait, mais elle n’oublierait pas. Elle ne l’oublierait jamais. Il n’y aurait plus d’homme, il n’y aurait plus personne. Le temps passerait, mais elle ne cesserait jamais de l’aimer.

Elle pleurait, et il lui semblait qu’elle ne pourrait jamais reprendre son souffle ; elle était épuisée, mais elle pleurait toujours, tantôt effondrée, tantôt pleine de rage. Dieu de merde, Dieu de rien du tout, Dieu des Boches et de la misère. Qu’avons-nous fait pour provoquer à ce point votre courroux ?