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Sur la pelouse de la propriété des grands-parents Doyle, dans le Sussex, devant ce manoir en pierre grise qui aurait dû accueillir le mariage de Laura et Pal, tous pleuraient la mort du fils et de Faron.

C’était décembre. Deux mois s’étaient écoulés depuis l’assaut de l’Abwehr dans l’appartement sûr du troisième arrondissement. Ils étaient réunis autour de la fontaine, Stanislas, Gros, Claude, Laura, France, Douglas « Rear  » Mitchell et Adolf « Doff  » Stein.

Fin octobre, on avait eu confirmation de leur exécution, à la prison du Cherche-Midi. Mais Laura avait tenu à attendre les retours et les permissions de chacun pour les rassembler. Doff et Rear, prévenus par Stanislas qu’ils connaissaient de Baker Street, s’étaient joints à la cérémonie.

Ils étaient là, silencieux, droits et dignes dans le froid, minuscules devant l’immense maison. Minuscules devant la douleur. Minuscules devant le monde. Il n’y avait pas de corps, il n’y avait pas de tombe, il n’y avait que les vivants et leurs souvenirs, en demi-cercle face à la fontaine, là même où auraient dû danser les convives du mariage ; maudite vie et maudits rêves. Tourné vers le grand étang comme pour disperser ses paroles jusqu’aux confins de la terre, Claude récitait des prières à mi-voix. Il murmurait, pour ne pas accabler les incroyants. Il y avait longtemps qu’il ne les blâmait plus.

*

C’était Stanislas qui avait annoncé la mort des deux agents à Laura. Depuis, tous les jours, elle repensait à Faron, qui l’avait sauvée ; sans cesse elle revivait ce jour maudit d’octobre à Paris.

Ils étaient dans la cuisine de l’appartement sûr. Il devait être midi. Pal était parti un peu avant onze heures, particulièrement élégant. Elle préparait à manger, elle espérait qu’il repasserait, qu’ils déjeuneraient ensemble. Le matin, il avait eu l’air étrange ; peut-être la fébrilité du retour à Paris. Qu’importe, ils allaient partir ensemble ; dans deux jours il viendrait la chercher. Deux jours. Elle comptait les secondes. Elle pensait à leur maison de Boston, à leurs futurs enfants, leurs si beaux enfants. Au chien Georges aussi. Elle riait toute seule en repensant au nom du chien. Elle espérait que Pal accepterait de le nommer autrement. Georges, ce n’était pas un nom de chien. Ou alors, ils n’auraient pas de chien du tout ; on s’attache aux chiens et ensuite ils meurent.

Faron était venu dans la cuisine, attiré par les bonnes odeurs, lui qui souvent se contentait de son menu boîte-de-conserve-à-même-la-gamelle. Faron avait l’air différent, elle ne savait pas vraiment en quoi. Peut-être sa coupe de cheveux. Non, c’était autre chose.

— Tu sembles changé, lui avait-elle dit en remuant lentement le contenu de sa casserole.

Il avait haussé les épaules.

— J’ai de nouvelles préoccupations.

— Une femme ?

— Non. Une opération.

Elle avait ri.

— J’aurais dû m’en douter. Qu’est-ce que c’est ?

— Je ne peux pas te dire…

Elle avait eu une moue amusée.

— Vas-y, raconte ! Je suis ton opératrice radio après tout. Et quelle opératrice ! La meilleure !

Il avait souri. Et il s’était absenté un instant pour revenir avec un dossier en carton dont il avait éparpillé les documents sur la table de la cuisine.

— Le Lutetia, dit-il. Je vais le faire sauter.

Elle avait écarquillé les yeux.

— C’était prévu ça ?

— T’inquiète. On préviendra Londres en temps voulu.

Il avait montré un plan du bâtiment pour étayer ses explications.

— Ils sont relativement bien parés contre un attentat de l’extérieur. Baies vitrées protégées avec des panneaux de bois, grillages devant la porte d’entrée, tour de garde… Il faudrait donc que ça se fasse depuis l’intérieur, peut-être passer par la brasserie, ouverte au public, ou alors se déguiser en employé de l’hôtel, et déposer les charges là où ça fait mal. Au rez-de-chaussée, ou, mieux, dans le sous-sol. Et faire descendre tout le bâtiment.

— Et on s’y prend comment ?

Il avait soupiré.

— J’en sais rien encore. Le mieux serait d’avoir des complices à l’intérieur. C’est faisable, les employés sont tous des Français. Mais il nous faut au moins 300 kilos d’explosif.

Elle avait regardé attentivement les photos, les notes et les schémas. Le travail de Faron était impressionnant. Elle avait posé une main sur son épaule et il s’était senti heureux.

Puis soudain, l’horreur ; des bruits sourds et un épouvantable fracas contre la porte. On essayait de l’enfoncer.

— Nom de Dieu ! avait crié Faron en se précipitant vers l’entrée.

L’épais renfort en bois qu’il avait lui-même fixé avait empêché la porte de céder du premier coup, mais il savait que cette barricade était éphémère. Il l’avait installée lorsqu’il était seul ; en cas d’assaut, il aurait le temps de fuir par la deuxième issue, qui rendait son appartement si sûr. Mais ils étaient deux cette fois.

Deuxième coup contre la porte. Au prochain choc, verrous, renfort et charnières sauteraient. Des hurlements furieux en allemand tonnaient dans le couloir. Faron s’était alors saisi du browning qu’il gardait à la ceinture ; il avait hésité à tirer à travers la cloison. Ça ne servirait à rien. La situation était désespérée. Il s’était retourné vers Laura :

— Va dans la chambre. Passe par le balcon comme je t’ai montré hier !

— Et toi ?

— Va ! On se retrouve plus tard.

— Où ça ?

— Métro Maison-Blanche, sur le quai, à seize heures.

Elle s’était enfuie. Elle avait traversé la chambre ; par le balcon, elle avait atteint sans difficulté la fenêtre de la cage d’escalier de l’immeuble voisin, elle était descendue dans l’entrée et elle était sortie sur le boulevard. Trois étages plus haut, la porte de l’appartement venait de céder : les agents allemands en faction sur le trottoir, accaparés par l’assaut et ne se doutant pas que les deux immeubles pouvaient communiquer, n’avaient prêté aucune attention à la jolie jeune femme qui se fondait parmi les badauds et disparaissait sans se retourner.

Faron n’était pas parti. La porte avait cédé au troisième coup de bélier. Il attendait, calme, dans le corridor. Il n’avait pas eu le temps de ranger les plans de l’attentat. Tant pis. Il avait su qu’il mourrait, il l’avait su à Londres. Il était prêt. Et pour ne rien perdre de son courage, il psalmodiait la poésie de Pal.

Que s’ouvre devant moi le chemin de mes larmes, Car je suis à présent l’artisan de mon âme.

Il n’était pas parti. Dans sa main droite, la croix de Claude avait remplacé le browning. Si les Allemands étaient là, c’est qu’ils savaient que l’appartement était occupé ; s’ils le trouvaient vide, ils boucleraient le quartier, et ils les prendraient sans peine tous les deux. Lui et Laura. Il ne voulait pas qu’ils attrapent Laura. Pas Laura. Ils ignoraient sans doute qu’ils étaient plusieurs et s’ils le trouvaient seul dans l’appartement, ils ne la chercheraient pas. Du moins pas tout de suite. Elle aurait le temps de s’enfuir, loin.

Je ne crains ni les bêtes, ni les Hommes, Ni l’hiver, ni le froid, ni les vents.

Il n’était pas parti. Sa vie contre celle de Laura. Oui, il l’avait aimée. Qui ne serait pas tombé amoureux de Laura ? Ils l’étaient tous, sans le savoir peut-être. Depuis Wanborough Manor, ils l’aimaient. Si douce, si jolie. Que lui feraient les Allemands s’ils la prenaient ? Ce qu’ils faisaient à tous ; ils lui infligeraient de telles souffrances que la mort serait une délivrance. Personne n’avait le droit de toucher à Laura. Oui, depuis deux ans, il l’aimait.