Novembre s’écoulait, mais Pal sentait le spectre de la solitude qui le traquait toujours. Il ne cessait de penser à son père. Il aurait tant voulu lui écrire, lui dire qu’il allait bien et qu’il lui manquait. Mais à Wanborough, écrire à son père était interdit. Il savait qu’il n’était pas le seul à crever de solitude, qu’ils en souffraient tous, qu’ils n’étaient que des mercenaires misérables ! Certes, à mesure que passaient les jours, ils endurcissaient leurs corps : la brume leur paraissait moins brume, la boue moins boue, le froid moins froid, mais ils souffraient moralement. Alors, pour se sentir mieux, ils dénigraient les autres pour ne pas se dénigrer eux-mêmes. Ils se moquaient de Claude le pieux, lui assénant des coups de pied dans les fesses lorsqu’il priait, agenouillé ; des coups de pied qui ne faisaient pas mal au corps mais mal au cœur. Ils se moquaient de Stanislas, qui déambulait dans une ample robe de chambre de femme pendant les moments de repos car il essayait de faire sécher ses vêtements. Ils se moquaient de Prunier, le bègue incapable, qui tirait n’importe comment et touchait tout sauf les cibles. Ils se moquaient de Grenouille et de ses questions existentielles, qui ne se mêlait jamais aux autres pour manger. Ils se moquaient de Chou-Fleur et de ses larges oreilles qui prenaient une teinte pourpre lorsque le vent les fouettait. « Tu es notre éléphant ! » disait-on à Chou-Fleur en lui donnant de douloureuses taloches sur les lobes. Ils se moquaient aussi de Gros, l’obèse. Tout le monde se moquait forcément, au moins un peu, pour se sentir mieux, même Pal, le fils fidèle, et Key le loyal, tout le monde sauf Laura, douce comme une mère, et qui, elle, ne riait jamais des autres.
Laura ne laissait personne indifférent. Dans les premiers jours à Wanborough Manor, tous avaient douté de ses capacités, seule femme parmi tous ces hommes, mais à présent, les stagiaires mouraient secrètement de plaisir lorsque, dans la salle à manger, elle venait s’asseoir à leur table. Pal la contemplait souvent, elle lui semblait être la plus jolie femme qu’il ait jamais vue : elle était ravissante, une allure folle et un sourire magnifique, mais surtout il se dégageait d’elle un charme, une manière de vivre, une tendresse dans le regard qui la rendaient particulière. Née à Chelsea d’un père anglais et d’une mère française, elle connaissait bien la France et parlait sa langue sans le moindre accent. Elle avait étudié la littérature anglo-saxonne à Londres durant trois années, avant d’être rattrapée par la guerre et recrutée par le SOE à l’université. De nombreux aspirants étaient recrutés sur les bancs des facultés anglaises, surtout les doubles nationaux qui offraient la sécurité d’être anglais tout en n’étant pas complètement étrangers dans les pays dans lesquels on les enverrait.
Souvent, lorsqu’un stagiaire moqué partait s’isoler, c’était Laura qui le réconfortait. Elle venait s’asseoir près de son camarade, elle disait que ce n’était rien de grave, que les autres n’étaient finalement que des hommes et que demain, déjà, tous auraient oublié les mauvais résultats de tir, la fragilité d’âme, les replis graisseux, le bégaiement, qui les avaient fait tant rire. Puis elle souriait, et ce sourire pansait toutes les blessures. Quand Laura souriait, tout le monde se sentait mieux.
Elle disait à Gros, l’homme le plus laid de toute l’Angleterre : « Je ne trouve pas que tu sois gros. Tu es costaud, et je te trouve plein de charme. » Alors Gros, l’espace d’un instant, se trouvait désirable. Et plus tard, sous la douche, massant ses énormes bosses de graisse, il se jurait qu’après la guerre, il n’irait plus jamais voir les putes.
Elle disait à Prunier, le bègue : « Je trouve que tu utilises de beaux mots, peu importe comment tu les prononces puisqu’ils sont beaux. » Et Prunier, l’espace d’un instant, se trouvait orateur. Sous la douche, il prononçait de longs discours impeccables.
Elle disait à Claude le curé, le pieux diffamé : « Heureusement que tu crois en Dieu. Prie encore et prie pour nous tous. » Et Claude raccourcissait sa douche au profit de quelques Je vous salue Marie.
Quant à Grenouille, que l’on dénigrait parce qu’il voulait être seul pour écumer sa tristesse, elle disait être souvent triste elle aussi, à cause de tout ce qui se passait en Europe. Ils passaient un moment ensemble, épaule contre épaule, et après ils se sentaient mieux.
Un matin de la troisième semaine, alors que Pal, Prunier, Gros, Faron, Frank, Claude et Key fumaient à leur habitude sur la butte détrempée, ils croisèrent dans la brume la silhouette d’un renard, longiligne galeux, qui les salua par un effrayant cri rauque. Claude s’essaya à une réponse amicale, les mains en entonnoir pour mieux l’imiter, mais le renard détala.
— Saloperie de renard ! vociféra Frank.
— T’inquiète pas, dit Gros.
— Il a peut-être la rage.
— Comment peux-tu avoir peur d’un renard, toi qui n’as pas peur des Allemands ?
Frank plissa les yeux pour se donner un air méchant et ne pas passer pour un pleutre.
— N’empêche… Il a peut-être la rage.
— Pas lui, le rassura Gros. Pas Georges.
Tous se tournèrent vers Gros, incrédules.
— Qui ? demanda Pal.
— Georges.
— Tu as donné un nom à ce renard ?
— Oui, je le croise souvent.
Gros tira sur sa cigarette, l’air de rien, ravi qu’on s’intéresse à lui.
— On n’appelle pas un renard Georges, fit Key. Georges, c’est pour les humains.
— Appelle-le Renard, suggéra Claude.
— Renard, c’est nul, bouda Gros. Je veux l’appeler Georges.
— J’ai un cousin qui s’appelle Georges ! déclara Slaz, indigné.
Et ils éclatèrent tous de rire.
Il s’avéra effectivement que Georges rôdait souvent près du manoir à la recherche de nourriture, et qu’on pouvait l’apercevoir à l’aube et au crépuscule sous un grand saule au tronc creux. Et l’on parla beaucoup du renard de Gros ce jour-là, à Wanborough Manor. Laura voulut absolument savoir comment il avait fait pour apprivoiser un renard, ce qui emplit le géant d’une immense fierté. « Je ne l’ai pas vraiment apprivoisé, je lui ai juste donné un nom », dit-il modestement.
Le lendemain matin, tout le groupe s’en alla fumer non pas sur la butte habituelle, mais à quelques pas du fameux saule, dans l’espoir de voir Georges. Gros, devenu pour la circonstance guide masaï du safari, tenait conférence : « Je ne sais pas s’il viendra… Trop de monde… Sans doute effrayé… » Et il se trouva très important, et il trouva formidable de se trouver très important car c’était un sentiment de bonheur extrême, celui des ministres et des présidents.
Georges, deux matins de suite, se montra aux fumeurs, toujours sous le grand saule. Et à bien l’observer, constatant que le goupil, assis sur son croupion, mâchait assidûment, Slaz comprit qu’il trouvait de la nourriture dans le tronc creux.
— Il bouffe ! s’écria-t-il en chuchotant car les consignes de Gros étaient de chuchoter pour ne pas effrayer Georges.
— Qu’est-ce qu’il bouffe ? demanda une voix.
— J’en sais rien, je vois pas.
— Peut-être des vers ? suggéra Claude.
— Les renards ne mangent pas de vers ! corrigea Stanislas, qui connaissait bien les renards pour les avoir chassés à courre. Ils mangent n’importe quoi, mais pas des vers.
— Je crois que c’est son garde-manger, déclara Gros d’un ton savant. C’est pourquoi il vient toujours ici.