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Au jour où je pars vers les forêts d’ombres, de haines et de peur, Que l’on me pardonne mes errements et que l’on me pardonne mes erreurs, Moi qui ne suis qu’un petit voyageur, Qui ne suis que la poudre du vent, la poussière du temps.

Il n’était pas parti. Il était resté devant la porte, il avait serré fort la croix de Claude contre lui. Il l’avait embrassée, avec ferveur, avec dévotion ; il avait fermé les yeux. Aide-moi, Seigneur, avait-il murmuré, protège-moi qui ai péché et qui vais mourir. Il aurait voulu prier mieux, mais il ne connaissait aucune prière. Il n’avait que le poème du fils. Il continuait de le réciter ; qu’importent les mots, le Seigneur comprendrait. Je m’en remets à toi à présent. Ah, il avait été si mauvais : avec les siens, avec tout le monde ; puisse sa mort l’absoudre de ses méfaits. Et le renard de Gros ? Le Seigneur l’accueillerait-il malgré l’assassinat du renard ? Il voyait encore le visage de Gros lorsqu’il avait pénétré dans le dortoir avec la carcasse, ce visage d’incompréhension, de terreur et de tristesse. Voilà les sentiments qu’il inspirait. Que le Seigneur lui pardonne ; à l’époque du renard, il n’était pas encore un Homme. Et il avait embrassé la croix, il avait pensé à Claude, très fort, parce qu’il avait peur.

J’ai peur. J’ai peur. Nous sommes les derniers Hommes, et nos cœurs, en rage, ne battront plus longtemps.

La porte avait cédé.

*

Elle avait compris en arrivant au métro Maison-Blanche. La station était fermée : la défense passive l’avait transformée en abri pour les bombardements aériens. Faron, héros de guerre, l’avait sauvée des flammes de l’Enfer.

Perdue, paniquée, elle s’était enfuie, guidée par son instinct de survie. Elle ne savait pas comment contacter Gaillot, Faron ne lui en avait pas encore parlé. Elle savait qu’il vivait à Saint-Cloud, mais comment retrouver un homme dont elle ne connaissait même pas la véritable identité. Elle avait d’abord pensé rejoindre Hervé et le Réseau du Nord, mais cela lui paraissait si loin. Elle avait finalement gagné Rouen, puis la maison du couple de maraîchers qui l’avait emmenée quelques jours plus tôt. Ils habitaient en bordure de ville, elle se souvenait de l’adresse ; ils étaient gentils, des quinquagénaires dévoués et sans enfants. Elle était parvenue à regagner leur maison, le soir. Mais dans quel état.

Ils avaient été épouvantés en la trouvant devant leur porte ; elle était épuisée et terrorisée. La femme s’était occupée longuement d’elle, elle lui avait fait prendre un bain et lui avait donné à manger. Restée un moment seule dans la cuisine, Laura avait entendu la femme murmurer à son mari, dans le couloir : « Seigneur, c’est presqu’une enfant encore ! Ils nous les envoient de plus en plus jeunes. »

Le mari avait contacté Hervé, qui leur avait demandé de lui amener Laura pour qu’il l’exfiltre vers Londres. Le couple l’avait conduite dans sa camionnette, au milieu de cageots de pommes. Et pendant le trajet, la femme lui avait dit : « Ne reviens plus en France. Oublie ce qui s’est passé ici.  »

À Londres, Laura avait été prise en charge par le SOE. Elle avait été interrogée, plusieurs fois. Elle était effondrée ; qu’était-il arrivé à Faron ? Et Pal ? Pourvu qu’il ne revienne pas à Paris, pourvu qu’il ne revienne pas à l’appartement ; il aurait été informé de la descente de l’Abwehr, il se serait caché, rentrerait directement à Londres, ils se retrouveraient. Elle avait été pleine d’espoir. Stanislas, qui venait la visiter tous les jours chez ses parents, où elle était retournée, ne parvenait à obtenir aucune information. Puis, fin octobre, ils avaient appris l’épouvantable nouvelle.

*

Dans le grand salon du manoir, ils regardaient par les baies vitrées la pluie qui balayait à présent la propriété. France apporta du thé et ils s’installèrent dans les profonds fauteuils.

— Comment avez-vous connu Pal ? demanda Claude à Rear et Doff.

— On était ensemble. Pour sa première mission, répondit Doff.

Il y eut un silence. Puis Rear, de sa voix chaude et lente, raconta. Il raconta, ému, Berne, et les premiers jours de Pal en tant qu’agent. Et chacun parla des bons moments passés avec lui.

Silence encore.

— Devrait-on aller chercher Laura ? demanda France.

— Laissons-la tranquille, suggéra Key. Je crois qu’elle a besoin d’être un peu seule.

Elle était dehors. La cérémonie était terminée depuis longtemps. Elle se tenait encore devant la fontaine, lieu du dernier hommage, abandonnée, plus belle que jamais. Seul le fidèle porteur de parapluie, le visage plein de larmes, était resté pour la protéger de la tempête. Une bourrasque fit s’échapper une mèche de ses cheveux attachés, mais elle ne bougea pas. Ses mains étaient appuyées sur son ventre. Elle leva les yeux vers le ciel tourmenté. Elle était enceinte.

44

Le SOE ne s’expliquait pas les raisons de la capture de Pal et Faron ; encore moins la présence de Pal à Paris alors qu’on l’avait parachuté dans le Sud, ni la localisation de l’appartement qui n’avait pas été validée par l’état-major de la Section F. Le service de contre-espionnage avait été saisi de l’affaire ; on soupçonnait une éventuelle trahison. Il y avait de nombreux agents doubles dans la Résistance, à la solde des Allemands, et c’était de mauvais augure. Les prochains mois seraient décisifs : les Alliés, en France, auraient plus que jamais besoin de l’appui des réseaux que le SOE s’était évertué à mettre sur pied pendant quatre longues années par le biais de ses sections françaises. Or, si la Section F avait enchaîné les réussites durant la majeure partie de l’année 1943, novembre et décembre étaient marqués par de graves échecs : dans la Loire, en Gironde et en région parisienne, la Gestapo avait démantelé d’importants réseaux, procédé à des arrestations massives et mis la main sur de grandes quantités d’armes. Pour ne rien arranger, de violentes tempêtes s’abattaient depuis plusieurs semaines sur le sud de l’Angleterre, empêchant la plupart des sorties aériennes, et partant, l’approvisionnement des réseaux en matériel. L’année s’achevait dans les pires conditions.

Depuis la fin du mois d’août et dans le plus grand secret, Stanislas, à Baker Street, participait en qualité d’officier d’état-major aux préparatifs de l’offensive des Forces alliées en France : l’opération Overlord. Le Débarquement. Il avait intégré un groupe baptisé SOE/SO, rassemblant le SOE et l’OSS, les services secrets américains. En prélude au Débarquement, ils préparaient une opération conjointe qui faciliterait l’entrée des troupes alliées en territoire français. À l’époque, Stanislas avait proposé le nom de Faron pour les commandos spéciaux.

Le vieux pilote était très occupé par sa nouvelle affectation : la complexité d’Overlord était inimaginable : dans les bureaux, les visages inquiets se penchaient sur les cartes, perplexes, certains doutant du bien-fondé d’un débarquement. Ne pouvait-on pas user l’ennemi en continuant les pilonnages aériens, moins coûteux en vies humaines ? Lorsqu’il rentrait chez lui, à Knightsbridge Road, il ne cessait d’y penser, et il en était ainsi jusqu’au lendemain. Les Alliés n’avaient pas le droit à l’erreur et, en France, les Sections F et RF seraient plus qu’indispensables au bon déroulement du Débarquement ; les réseaux devraient empêcher l’arrivée des renforts allemands, et fourniraient certainement de précieux renseignements stratégiques. Stanislas savait déjà quel serait l’avenir de ses jeunes camarades, mais sans pouvoir en parler à qui que ce soit.