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Depuis l’appartement, le colosse avait été directement transféré à la prison du Cherche-Midi, tout près du Lutetia, où des spécialistes de l’interrogatoire de la Gestapo se chargeraient d’abord de lui. Kunszer ne torturait pas, et d’une manière générale on n’aimait guère torturer au Lutetia ; on laissait faire d’abord la Gestapo, avenue Foch, rue des Saussaies ou au Cherche-Midi, et ce n’est qu’ensuite qu’on transférait le détenu au Lutetia pour l’entendre, souvent en mauvais état. Kunszer avait lui-même donné l’ordre de conduire Faron au Cherche-Midi, il ne pourrait rien en tirer sans l’avoir préparé ; c’était toujours ainsi qu’il procédait. Sauf pour cette jolie résistante, celle qui ressemblait tant à sa petite Katia, qu’il avait arrêtée sur son vélo. Il l’avait emmenée au Lutetia pour lui épargner la Gestapo. Et comme elle n’avait pas parlé, il avait fallu qu’il la frappe lui-même, lui qui ne savait pas frapper. Il avait dû rassembler tout son courage. En la giflant, il avait lâché des petits cris. Ses premiers coups avaient presque été des caresses. Il n’osait pas. Pas Katia. Il avait finalement tapé plus fort. C’était trop dur. Alors il avait demandé qu’on lui apporte un bâton, ou n’importe quoi, pour ne pas avoir à la toucher de ses propres mains. Oui, avec un bâton, ça irait mieux. C’était moins réel.

À peine arrivé au Cherche-Midi et démenotté, le colosse s’était suicidé avec une pilule. Il avait pourtant été fouillé. Kunszer se tenait lui-même près de lui, en escorte ; il avait été inattentif un instant. Le temps de réaliser, le colosse était déjà étendu au sol. Contemplant l’immense corps gisant, Kunszer s’était dit que cet homme était un lion.

Le même jour, Paul-Émile avait été emmené au Cherche-Midi pour y être interrogé par les tortionnaires professionnels. Mais il n’avait plus prononcé une parole, et son supplice avait duré trois semaines. Fin octobre, il avait été décapité. Enfin, avait songé Kunszer, presque soulagé.

Kunszer avait été frappé par sa dernière conversation avec le fils, dans son bureau du Lutetia. Il y repensait souvent. C’était quelques jours avant l’exécution. Bien qu’il eût suffi de traverser la rue, Paul-Émile avait été amené à l’hôtel dans une Traction noire de la Gestapo. Il était dans un sale état. C’était un beau jeune homme, on l’avait défiguré, broyé. Il marchait à peine. Dans le bureau, ils étaient seuls, assis face à face. Le fils l’avait dévisagé, voûté, tuméfié, et il avait dit :

— Pourquoi me faites-vous ça, moi qui vous ai tout dit ?

Kunszer n’avait même pas eu le courage d’affronter son regard. Paul-Émile, c’était un beau prénom. Il était si jeune. Il ne se rappelait plus de son âge. Dans les vingt-cinq ans.

— Je ne décide pas de tout, s’était-il justifié.

Silence. Il avait contemplé le corps déformé.

— Vous n’avez pas parlé, hein ?

— Ce que j’avais à dire, je vous l’ai dit. Je vous ai donné la femme de ma vie contre mon père, et maintenant vous voulez plus encore. Mais comment pourrais-je vous donner plus ?

— Je sais, mon petit.

Pourquoi l’avait-il appelé mon petit  ? Et qui était cette femme ? Il n’avait arrêté que le colosse dans l’appartement.

— Que puis-je pour vous ? demanda Kunszer.

— Je vais mourir, hein ?

— Oui.

Silence. Il avait regardé les lèvres du jeune homme. Parler devait le faire souffrir : elles étaient bleues, boursouflées et maculées de sang séché.

— Votre promesse, vous vous en souvenez ? avait demandé Pal.

— Oui.

— Vous la tiendrez ? Vous protégerez mon père ?

— Oui, Monsieur.

Il avait dit Monsieur pour oublier qu’il n’aurait pas le temps de vivre. S’il avait rencontré une Katia dans ses jeunes années, il aurait peut-être eu un fils de son âge aujourd’hui.

— Merci, souffla le fils.

Kunszer l’avait dévisagé encore. Son remerciement était sincère. Seul ne comptait plus que son père.

— Voulez-vous écrire à votre père ? Tenez, j’ai du bon papier ici. Écrivez-lui ce que vous voulez, je ne lirai pas, et j’irai lui porter la lettre. Voulez-vous que je vous laisse seul un instant pour mieux écrire ?

— Non, merci. Ni lettre, ni solitude. Voulez-vous vraiment me rendre service ?

— Oui.

— Faites en sorte que mon père ne sache jamais que je suis mort. Jamais. Un père ne doit jamais savoir que son fils est mort. Ce n’est pas dans l’ordre de la vie. Comprenez-vous ?

L’Allemand avait hoché la tête, grave.

— Parfaitement. Comptez sur moi. Il ne saura jamais rien.

Ils étaient restés silencieux. Kunszer avait proposé une cigarette, de l’alcool, un repas. Pal avait refusé.

— Il est temps que je meure. Après ce que j’ai fait, il est grand temps que je meure.

Kunszer n’avait pas insisté et il avait fait appeler les gardes. Juste avant que ceux-ci ne pénètrent dans le bureau, il avait chuchoté au fils, sur le ton de la confidence :

— Il n’y avait pas de femme. Dans l’appartement, il n’y avait pas de femme. Il n’y avait qu’un homme. Il s’est suicidé peu après son arrestation en avalant une pilule. Il est mort en soldat, fier. Il n’a pas été torturé. Il n’a pas souffert. Et il n’y avait pas de femme. S’il y en avait une, elle nous a échappé.

Pal avait eu un sourire d’ange. Et il avait supplié le ciel de protéger Laura pour toujours. En France, en Angleterre, en Amérique. Qu’elle s’en aille, loin. Qu’elle retrouve l’amour. Qu’elle soit heureuse. Qu’elle ne soit pas triste pour lui, qu’elle l’oublie vite, qu’elle ne porte pas le deuil. Il était un traître, elle devait savoir. Pourtant il l’aimait tellement ; il aimait Laura, il aimait son père. C’était de l’amour, mais un amour différent. Comment imaginer qu’un seul mot pouvait désigner autant de sentiments ?

— Vous n’avez rien à vous reprocher, lui avait encore soufflé Kunszer. Vous avez choisi votre père.

Il l’avait pris alors par les épaules, et le fils avait songé que c’était le signe paternel, celui de son propre père à son départ de Paris, celui du docteur Calland lors de son recrutement au sein du SOE, celui du lieutenant Peter à la fin de l’école de Beaulieu. Et Kunszer avait continué :

— Tous les fils choisiraient leur père ! J’aurais fait comme vous ! Vous avez été un grand soldat ! Quel âge avez-vous, Monsieur ?

— Vingt-quatre ans.

— J’en ai vingt de plus. Vous avez été un plus grand soldat que je ne le serai jamais.

Deux hommes de la Gestapo étaient entrés dans le bureau et avaient emmené Pal, à jamais. Lorsqu’il était passé devant lui, Werner Kunszer, droit comme un i, avait exécuté un salut militaire. Et il était resté ainsi, à l’honorer, plusieurs minutes. Peut-être même plusieurs heures.

*

Une semaine après la mort de Paul-Émile, Kunszer était allé voir le père. C’était novembre ; le jour de son quarante-quatrième anniversaire. Pourquoi diable était-il retourné voir ce père ? C’est depuis cette visite qu’il ne s’aimait plus.

Il était presque midi et demi, lorsqu’il avait pénétré dans l’immeuble, rue du Bac. En passant devant le débarras, il avait eu un frisson de dégoût. Il était monté au premier étage, il avait frappé à la porte. Et le père avait ouvert. Kunszer était mal à l’aise ; pour l’avoir espionné pendant des semaines, il savait tout de lui, mais le père ne le connaissait pas.